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écriture - Page 4

  • On fait glisser les pages en ployant légèrement le livre ou le cahier

    Venise.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « On fait glisser les pages en ployant légèrement le livre ou le cahier », Philippe Beaussant, Le rendez-vous de Venise.

    On fait glisser les pages en ployant légèrement le livre ou le cahier. Et le pouce comme un butoir de chemin de fer, stoppe les wagons récalcitrants en un arrêt brusque. Le papier se froisse et nous découvrons, aux hasards du voyage, ce qui est couché sur les pages blanches en traces noires.
    Pour monter au grenier, il y avait un escalier raide constitué de vieilles marches qui grinçaient sous les pas comme les dents de mon papy. La nuit, quand je ne parvenais pas à m’endormir rapidement, je l’entendais, blotti sous l’amoncellement de couvertures que grand-mère laissait sur chaque lit — il y en avait trois — dans la pièce du fond : en effet, à cette époque, réminiscence des temps difficiles que furent la seconde guerre mondiale, il n’y avait pas de chauffage dans les chambres à coucher la nuit. Et d’ailleurs, que c’était agréable de plonger dans l’océan glacial, le lit des grands, de grelotter comme un pantin désarticulé et de se réchauffer par sa propre chaleur, piégée par cette montagne de chiffons.
    Au grenier, un univers de vielles choses remplissait la pièce. Il y avait de tout, des piles de vieux journaux, un canapé sur lequel on pouvait s’asseoir, des livres, des cartons de vêtements, des armoires pleines de bric-à-brac, une vieille machine à coudre à pédale, et un tas de choses dont je n’ai plus souvenir mais l’ordre y régnait. Des tapis avaient été glissés sous les meubles, des couvertures protégeaient de la poussière et des souris quelques cartons et tous les meubles semblaient avoir été disposés pour une bonne circulation dans le grenier. On se serait cru dans une vieille pièce abandonnée mais visitée de temps à autre par quelque fantôme, spectre ou personne d’une autre époque.
    Dans le coin gauche, une grande et belle malle reposait sur un tapis élimé. J’y plongeai les mains, découvrant des livres que je ramenai à la surface avec délicatesse et presque religieusement. Je prenais garde de les poser à côté de la malle dans la même disposition dont ils se trouvaient auparavant : les pages jaunies m’inspiraient davantage de respect que les livres de la bibliothèque de mes grands parents qui se trouvait au rez-de-chaussée, près de la cheminée. Et parmi les différents ouvrages, j’exhumai un vieux carnet à la couverture rougeâtre et cartonnée.
    Je le regardai comme un trésor ne m’avisant pas d’y toucher et c’est au bout de plusieurs minutes que je consentis à tourner les pages, avec la fièvre au front, de l’énigmatique carnet. Et je n’aurais jamais osé, comme je le faisais avec mes livres, faire glisser les feuillets à toute vitesse pour s’arrêter au détour d’une page.
    Non, délicatement, précautionneusement, je tournai les pages du carnet m’attendant à chaque fois qu’un feuillet parte en poussière. Ce carnet appartenait à ma grand-mère. C’était un journal intime, le journal d’une jeune fille qu’avait été ma grand-mère. Et à mon grand étonnement, j’appris des choses sur l’amour, sur les hommes et les femmes.
    Et j’appris aussi que ma grand-mère avait aimé d’autres hommes que mon grand-père. Ce fut une grande surprise.
    C’est de cette époque, que je compris qu’on était pas obligé dans une vie d’aimer qu’une seule personne comme dans les contes pour enfants mais que le cœur pouvait embrasser plusieurs amours.

  • Bannissement

    puce.jpg Le soleil commence à poindre et de ma place, je cligne des yeux pour ne pas être ébloui. Michel, qui s’est allongé un peu plus loin, se réveille aussi. Il m’engueule car il ne retrouve plus sa bouteille. Je l’entends maugréer, taper dans ses cartons et jurer comme un charretier. Je n’y prête même plus attention. D’ailleurs, tout m’indiffère.
    Le ciel est clair et l’air est frais, ce matin. On doit être en octobre. Enfin, à peu de chose près. Michel, mon compagnon d’infortune, mon bon samaritain, comme je l’appelle car il m’a sauvé d’une mort certaine l’hiver dernier tandis que je m’étais assoupi sur le trottoir, un soir de nouvelle lune où il gela sévèrement, Michel n’est de pas de bonne humeur. Ses engelures aux pieds doivent le faire souffrir. Il ne veut pas m’en parler mais je suis sûr qu’il a des crevasses. Ses lésions rouge violacé et étendues n’étaient pas belles à voir la semaine dernière et ça n’a pas dû s’améliorer.
    Cela fait maintenant un peu plus d’un an que je suis dans la rue. Avant j’étais ingénieur dans une grande société d’électronique mais la jeunesse sans doute, l’inconscience aussi, m’ont fait déraper : j’ai écris des informations confidentielles et malveillantes sur la nouvelle génération de puce dans mon blog. Je crois que je n’avais pas mesuré la portée de mes actes. La sanction a été sévère mais même si je ne voulais pas me l’avouer, par orgueil, je savais que cela finirait ainsi. Autodestruction peut être.
    Et le surlendemain de la parution de l’article dans le blog, ils ont coupé ma puce par satellite. La puce sous cutanée RFID III pour radio frequency identification de 3ème génération, celle qui équipe tous les humains sur Terre depuis 2021, et le Verichip Act III.
    Je suis à présent un banni, un apatride, un errant qui fait les poubelles, qui quémande sa nourriture car cela fait longtemps que les SDF comme on les appelait avant, ne mendient plus d’argent car la monnaie et avec elle, les billets et les pièces, a cessé d’exister en 2016. Maintenant c’est l’ère de l’argent virtuel, l’ère de l’argent des puces RFID.
    Mes journées avec Michel sont toutes des répétitions d’une même et unique journée hideuse : de l’alcool, de la crasse, de la faim, du froid mordant ou de la chaleur poisseuse, de l’envie, du dégoût pour soi, du regard des autres ou plutôt de l’absence de regard et de l’humiliation et marcher, marcher pour trouver un abri, marcher pour trouver de la nourriture, marcher pour tromper l’ennui, marcher tout court, marcher toujours.
    Quand le gouvernement m’a coupé ma puce, j’ai perdu en un instant mon compte en banque, mon appartement, tous mes biens, mon travail, mes droits civiques, la garde de mes enfants. Mon mariage a été instantanément dissous. Je ne peux plus me marier bien évidemment, je ne peux plus agir en justice ou reconnaître des enfants, je ne peux même plus travailler. Je ne suis plus rien. Je suis un banni. Je suis mort civilement. Je suis mort pour la société. Je n’existe plus.
    Ma famille n’a rien pu faire mais à vrai dire, je ne sais pas si mon épouse était prête à aller en prison si elle s’était opposée à mon bannissement. De toute manière, elle ne l’a pas fait et je préfère ainsi.
    Le seul avantage, si on peut dire, c’est qu’à présent je suis un homme libre : plus aucun et foutu satellite ne peut me suivre à la trace comme pour tous les autres citoyens mais comme dit Michel, c’est une piètre consolation.






  • Mi-avril

    jérôme.jpg Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Solange me répétait souvent, ces derniers temps, comme à peu près chaque année vers la mi-avril, qu’il allait falloir bientôt se méfier de la douceur de l’air » Jean-Pierre Martinet, Jérôme

    Solange me répétait souvent, ces derniers temps, comme à peu près chaque année vers la mi-avril, qu’il allait falloir bientôt se méfier de la montée de la sève des plantes. Avec une précision de métronome, tous les jours, elle allait s’asseoir sur un petit tabouret métallique de couleur crème qu’elle disposait au ras des doubles rideaux, lissait de la main gauche sa longue chevelure brune et contemplait notre jardin de longs moments, à s’étrécir la prunelle des yeux. C’était une quasi extase. Les rondeurs des haies, les bourgeons qui poignaient, la pelouse qui prenait des couleurs, le pépiement des jeunes oiseaux qui retentissait de nouveau, tout cela la revigorait comme une bonne tasse de chocolat chaud. Son printemps, elle le devinait derrière la fenêtre, l’imaginait, le modelait comme une statue en argile. Et quand elle se l’était bien appropriée, s’étant faite à l’idée que les jours étaient à présent suffisamment longs, que le fond de l’air était suffisamment doux alors elle pouvait ouvrir la baie vitrée et faire quelques pas dans notre jardin.
    Avant cette appropriation, elle était d’une nervosité exacerbée. Elle chuchotait sur son tabouret des phrases comme : « Comment pourrons-nous sortir et écraser les fragiles brins d’herbe ? », « Ne crois-tu pas que les Dujardin vont tailler leur haie, ne pourrions-nous pas en faire autant ? », « Il faudrait nettoyer la mangeoire à oiseaux, il fait maintenant suffisamment doux ». J’acquiesçais, ne voulant pas la chagriner mais je savais bien, qu’au fond, elle crevait de peur. Elle crevait de peur parce qu’un nouveau printemps frappait à notre porte, ce qui devait signifier beaucoup pour elle. Une année venait de s’écouler. Les trotteuses de sa vie n’en finissaient pas de tourner comme la terre autour de ses pôles.
    Alors d’un mot gentil, d’une caresse aimable, d’un regard d’apaisement, je la rassurais et elle oubliait pour un instant ce qu’elle cherchait en scrutant à travers le double vitrage. Elle se levait, réajustait sa jupe sombre et allait s’asseoir dans le canapé, où je l’entendais souffler doucement, comme un murmure qui s’échappe. Et c’était dans ces instants précieux de mi-avril, que je réalisais que je ne pourrais pas vivre sans elle et que j’aimais à penser qu’elle ne pourrait pas vivre sans moi. Enfin, je l’espérais.

  • Pourquoi écrire ?

    Coetzee.jpg"Nous écrivons parce que nous ne savons pas ce que nous voulons dire. Ecrire nous le révèle. L'écriture nous écrit, elle montre ou fabrique ce qu'était notre désir , un instant plus tôt".

    John Maxwell Coetzee, Doubler le cap

     

  • La fourgonnette

    fourgonette.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Nous roulions depuis une trentaine de kilomètres lorsqu’un couinement nous est parvenu depuis l’arrière » Philippe Ségur, Vacance au pays perdu.

    Nous roulions depuis une trentaine de kilomètres lorsqu’un couinement nous est parvenu depuis l’arrière. Je regardai Marie qui fit la moue : j’étais aussi dubitatif qu’elle et n’accordai aucune importance à ce bruit étrange. Je continuai de rouler tout à fait normalement. Et je repensai même à ce que nous allions faire ensuite. Mon épouse s’était endimanchée, maquillée et parfumée plus que de raison pour cette occasion.
    Le soleil ourlait une lumière orange vers l’ouest où nous nous dirigions avec la fourgonnette et où l’astre du jour commençait à décliner. Plus au nord, le ciel s’ennuageait un peu avec des cirrus qui semblaient s’étirer dans le ciel comme une volée d’oiseaux migrateurs. Je baissai le regard pour aborder le virage qui s’annonçait quand de nouveau un couinement retentit, un peu comme un grincement de porte.
    Cette fois-ci nous n’avions pas rêvé. Pourtant tout s’était passé normalement pendant le chargement et nous avions fait ce qu’il fallait pour qu’il ne fasse pas de bruit. Nous l’avions bien attaché, solidement et nous avions tout fait pour que nous ne puissions pas l’entendre pendant le trajet. Qu’est ce qu’il pouvait bien faire à l’arrière de notre camionnette ?
    Nous nous regardâmes, moi et mon épouse, ne sachant pas quoi faire. Je stoppai alors notre véhicule sur le côté, vérifiant que Manon, qui s’était lovée entre nous, dormait encore. Cela fait, je descendis, ouvrit la porte arrière le plus silencieusement possible, vérifiai qu’il était bien attaché, ce qui était le cas et qu’il ne pouvait pas se faire entendre.
    Nous repartîmes le plus discrètement possible. Je ne roulai pas vite, ne voulant pas réveiller Manon. Quelques kilomètres plus tard, nous arrivions à la ferme.
    Marie s’occupa de la petite, fatiguée par la route, qu’elle déposa dans le canapé. Je me chargeai du « colis ».
    Et qu’elle fut la surprise de Manon, quand elle découvrit le paquet cadeau, déposé à ses pieds par nos soins sans avoir fait le moindre bruit.
    Nous eûmes droit à un « Ho ! » de joie et des grands éclats de rire.
    Bien des années plus tard, elle nous confia que cela avait été l’un de ses plus beaux anniversaires.

    Elle s’appelait Espérance : onze kilos, le poil beige, un jolie Labrador femelle de six mois que nous avions été chercher au refuge. J’avais dû lui enfiler une méchante muselière pour ne pas que Manon l’entende !
    Quant au couinement, c’était sans doute la caisse à outils métallique qu’Espérance avait déplacé avec ses pattes pendant le trajet.

  • La vieille machine à écrire Underwood

    underwood.JPG J’avais une vieille machine à écrire, une Underwood, qui prenait la poussière au grenier. Elle venait de ma tante Germaine, qui avait pris l’habitude de taper de petits textes avec celle-ci, pour ses pots de confiture, pour ses conserves, pour le rangement des outils de son mari… Le souci du perfectionnement, sans doute.
    La tante Germaine nous avait mis en garde de ne jamais utiliser cette vieille Underwood mais c’était juste avant son décès, une noyade, bête et inexplicable, dans sa baignoire en fonte et personne n’y prêta attention sachant que la tante Germaine sur la fin, n’avait plus toute sa tête.
    Je finis, je ne sais plus comment, par récupérer entre autre cette machine à écrire et, ne voulant pas la jeter, elle se retrouva oubliée sous une couverture au grenier pendant de longues années.
    Evidemment, on remplit son grenier, d’un tas de choses, souvent inutiles ou cassées, de babioles dont on aurait du se débarrasser et dont on ne se servira sans doute plus jamais. Tout cela dort, là-haut, au-dessus de nos têtes, dans un amoncellement de cartons et quand on finit par faire un peu de rangement, le grenier étant plein à craquer, on retrouve avec ravissement de vieilles bricoles qu’on prend presque pour des reliques.
    J’avais, en triant, jeté beaucoup mais je ne pouvais me résoudre à me séparer de la vieille Underwood avec ses touches rondes et blanches, sa bouille prognathe, étalant son clavier comme les dents chez le dentiste, et son gros rouleau surplombant sa vieille carcasse. Plus je la regardais, plus elle semblait m’inviter à la descendre dans mon bureau, ce que je consentis à faire.
    C’était puéril car je n’en avais aucune utilité. Cette pauvre machine des années 1920 ne supportait aucune comparaison face à mon PC assisté d'une imprimante laser.
    Je disposai l’antédiluvienne machine dans un coin de mon bureau. Et une remarque de mon épouse ne se fit pas attendre :
    —    Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? me dit-elle.
    —    Une Underwood, lui répondis-je.
    —    Une Underwood. Et que comptes-tu en faire ? reprit-elle.
    —    Je n’en sais rien.
    —    Tu vas me faire le plaisir de t’en débarrasser.
    Elle regarda la machine puis rajouta :
    —    Je ne l’aime pas cette machine. On dirait qu’elle me fixe.
    Et je repris en lui demandant, comment elle pouvait ne pas aimer une machine à écrire, et comment une machine à écrire pouvait la fixer. Je mis tout cela sur le compte de la fatigue et elle s’énerva ; nous nous engueulâmes mais l’Underwood resta sur mon bureau. Le lendemain, je m’amusai même à taper dessus la liste des courses et surprise, le clavier fonctionnait à merveille ! J’avais auparavant retrouvé un vieux ruban dans un des tiroirs de mon secrétaire. L’après-midi, j’allai faire les courses à l’hypermarché, avec ma liste tapée avec la vieille machine et j’attendis une heure aux caisses : bug informatique. L’électronique n’est finalement pas aussi sûre qu’une bonne vieille mécanique…
    Quelques jours plus tard, je me resservis de l’Underwood pour taper, pour le plaisir, le cours de français de Caroline. Je lui avais bien entendu demandé auparavant si je pouvais le faire… Et le lendemain soir, je l’attendais avec impatience, pour lui demander si je n’avais pas fait de fautes sur les deux feuillets que je lui avais tapés pour son cours. Elle avait une mine décomposée, les cheveux défaits, les yeux humides et m’expliqua, en sanglotant, que ça avait été les pires heures de cours de toute sa carrière et qu’elle ne comprenait pas ce qui avait littéralement déchaîné les collégiens à son encontre.
    Je laissai de côté la machine à écrire, déçu. Il y eut les vacances de Pâques à la mer et l’Underwood sortit de mon esprit.
    Je touchai de nouveau son clavier fin d’avril, pour taper une facture pour l’assistante maternelle que je déposai le soir même. Le lendemain, elle nous appelait, catastrophée de ne pas pouvoir garder notre bébé, elle était à l’hôpital, s’étant faite une luxation de la rotule du genou en revenant de la boite aux lettres.
    Plusieurs semaines plus tard, à l’occasion de l’anniversaire de Caroline, j’en profitai pour taper un petit mot doux avec la vieille machine à écrire de ma tante. Ce fut la dernière fois, que j’utilisai cette maudite machine. Evidemment, j’ai peine à croire qu’une machine puisse faire quoi que ce soit à notre encontre, qu’elle soit douée d’une capacité à faire le mal mais encore aujourd’hui, je repense à la mise en garde de ma tante Germaine et bien que je ne sois pas du tout superstitieux, j’ai des doutes.
    Après avoir lu son petit mot et déballé son cadeau, Caroline s’est effondrée brutalement. Les médecins ont conclu à un AVC, c'est-à-dire une attaque cérébrale.
    Cela fait maintenant un an, jour pour jour, qu’elle nous a quittés.

  • La grange

    grange.jpgLa première phrase « C’était là qu’était dressée la table » est tirée du roman d’Elsa Triolet, Roses à crédit, 1959

    C’était là qu’était dressée la table. Près d’un parterre de fleurs bariolées (j’imaginai que les graines du jardinier étaient tombées de sa poche trouée et j’en souris) et sous un vieux pommier qui en plus de nous faire de l’ombre, nous décochait régulièrement de petites pommes à cidre sur la tête ; ce qui apparemment exaspérait mon voisin de gauche, au teint pâle, taciturne et peu prolixe, qui non seulement ne profitait guère de l’ombre, étant mal placé sous une trouée de branches mais recevait beaucoup de projectiles ce que je ne pouvais expliquer.


    Mon voisin de droite était plus bavard et parlait tellement, qu’il n’attendait même pas mes réponses pour passer du coq à l’âne, ou plutôt devrais-je dire du zizi au derrière car finalement tout tournait autour du sexe et toutes ses plaisanteries finissaient en propos graveleux. Je prenais ça avec philosophie, n’étant pas un fervent admirateur de ses blagues mais mon voisin de gauche soufflait bruyamment croyant pouvoir stopper la logorrhée du casse-pieds.


    A côté de la grande table, qui consistait plus en l’assemblage un peu bancal de vieilles tables sur lesquelles on avait jeté une nappe immaculée, un chemin de gravillons menait à une grange, laide et ancienne. Ce petit chemin tortueux contournait un parterre de fraises des bois qui s’épanouissaient, les pieds dans l’eau, près d’une source qui affleurait à peine. Après le repas qui fut délicieux, réveillé par le café, et ragaillardi par la traditionnelle eau de vie, nous allâmes nous aérer l’esprit et je remarquai de loin que mon voisin de gauche, continuait de maugréer, s’étant trouvé un voisin de table qui semblait réceptif à son caractère grincheux. En s’approchant, la grange flanquée d’un appentis au-dessous duquel trônait fièrement de belles et grosses buches, offrait au regard un aspect plus flatteur : sa haute stature clouait les rais de lumière comme de vulgaires fils sur la toiture : une belle et agréable pénombre en résultait et une végétation verte et luxuriante s’était épanouie sur cette terre humide et accueillante. J’explorai un peu cette verdure constituée de haies touffues, d’arbustes et d’herbes folles autour de laquelle montaient d’agréables fragrances, comme des pétales de roses dans le vent, que j’humai avec plaisir puis je revins sur mes pas non sans jeter un dernier coup d’œil à cette grange. Odeur de bois humide, de feuilles, de terre, de plantes aromatiques peut-être, constituait un mélange subtil et enivrant qui resta présent encore un moment à mon esprit et seul mon voisin de gauche réussit à chasser cela, car en m’asseyant, je constatai qu’il renaudait toujours.


    Je finis par m’assoupir, délicieusement réchauffé par la lumière du soleil qui commençait à poindre sur le côté du pommier, en me demandant comment pouvait-on être aussi être ronchon quand la nature nous offre, à portée de main, de petits trésors.

  • Le vieux sage

    2096.bis.jpg

    Il y a longtemps et dans de lointaines contrées, vivait une tribu en harmonie avec la terre, le ciel et l’eau. En ce temps-là, l’eau des rivières et des sources était limpide et l’on y pouvait boire sans risquer d’être malade. L’air était frais et pur, le sol était fertile et la terre offrait à ceux qui savaient la cultiver de beaux  fruits et légumes. Evidemment, tout n’était pas idyllique. Parfois la mort venait frapper à la porte de la communauté, avec son lot de guerres et d’épidémies. Mais la vie y était le plus souvent paisible et agréable.


    Dans cette ancestrale tribu, vivait un vieux sage que tout le monde respectait. Il savait ses jours comptés à cause de son grand âge mais il était serein car la vie lui avait apporté tout ce qu’il avait désiré : l’amour avec sa femme et ses cinq enfants, un toit à mettre au-dessus de sa tête, pour pouvoir l’abriter lui et les siens, de la pluie et du vent, de la neige et du soleil. Sa tente bariolée était d’ailleurs son seul bien. Il avait des amis fidèles sur lesquels il avait pu, tout au long de sa vie, compter. Il s’était très jeune passionné pour les choses de la nature : les animaux, et comment les chasser ou les apprivoiser, les plantes et leurs vertus médicinales, les nuages et comment prévoir le temps qu’il fera, les poissons et la pêche, la terre et comment la féconder avec des graines, le feu et la manière de le faire naitre, et c’est souvent qu’on venait lui demander conseil.


    Aussi quand le vieux sage, à la barbe blanche et au dos vouté, fit des cauchemars noirs et étranges, toute la communauté s’inquiéta. Toutes les nuits, il hurlait, suait toute l’eau de son corps et prononçait d’inquiétantes paroles. Il semblait se tordre de douleur, se roulait par terre, se cognait, rampait comme le serpent, hurlait comme le chacal, bavait comme un loup. Certains soutinrent qu’il avait été envouté par l’esprit du malin, d’autres pensèrent à une mauvaise fièvre mais beaucoup, au fond de leur cœur, n’y croyaient pas. Ils avaient peur et redoutaient un grand malheur et invoquèrent les dieux pour leur miséricorde. Sa famille, ses enfants, car son épouse l’avait quitté en couche, étaient impuissants à le calmer et chaque nuit, ils lui donnaient un peu d’eau et le réconfortaient mais en vain, que si bien, une nuit sans lune, quand le loup hurle et le vent ne siffle pas, son cœur fut rappelé dans la prairie verdoyante où vont les âmes trop fatiguées par leur vie terrestre.


    Les dieux furent convoqués, on chanta, dansa autour du feu et on appela les ancêtres. On fit offrande, on lui fit une sépulture et on organisa une belle cérémonie, pour calmer les cœurs et les esprits, et pour que l’âme du vieux sage parte en paix.


    Bien des années plus tard, peu de gens se souvenaient de la triste fin du vieux sage quand d’étranges bonhommes surgirent sur la colline. Peu de gens se rappelèrent des mises en garde du vieux sage et de ses cauchemars inquiétants. Pourtant il les avait mis en garde sans le savoir face à un danger que personne n’aurait pu imaginer.


    Dans ses rêves, il leur avait dit : « Ils viendront comme des nuées d’insectes. Ils seront pâles, méchants et bêtes. Ils ne respecteront rien : pas même la vie et la terre qui féconde, pas même l’eau qu’ils souilleront, pas même les arbres qu’ils coucheront comme le vent plie un brin d’herbe, pas même les animaux qu’ils extermineront. Facilement, vous pourrez les reconnaitre car ils auront tous un regard inquiet et triste. Toujours, ils courront après on ne sait quoi. Ils auront des armes en métal qui crachent le feu et sèmeront la mort ».

  • La tête entre les mains sous l’escalier

    IMGP2442.JPGMême si après des années, les meilleurs, nos modèles, l’ont encore, cela ne m’était d’aucun secours. Le monde s’était réduit à ces quelques mètre-carré que j’allais devoir arpenter en lâchant, ou plutôt en déglutissant, quelques paroles. J’avais quitté les autres car soutenir leur regard était maintenant au-dessus de mes forces, tel Narcisse se contemplant dans l’eau d’une source, j’avais l’impression de me voir et de voir mon angoisse à travers eux. C’était insoutenable.


    Je me réfugiai donc sous les escaliers, comme un chien apeuré dans sa niche. L’obscurité quasi-totale, l’éloignement des autres, là, je me sentais un peu apaisé. Mais la boule, celle qui nouait mes viscères, ne m’avait pas quittée. Et comme tous les novices, je me demandais bien qu’elle mouche m’avait piquée pour me retrouver ici, sous un escalier, à moitié tremblant, perlant de sueur, la bouche sèche et pâteuse, la gorge irritée comme une cheminée ramonée. Non, vraiment, je l’aurais bien crié, mais ça ne se fait pas : « Mais putain, qu’est-ce que je fous là !».


    Ainsi c’était dit. Mais de nouveau, cela ne m’était d’aucun secours. Mes yeux commençaient à s’habituer à la pénombre, et je pouvais à présent contempler le travail architectural de ces travailleuses de l’ombre qui aiment à croquer les moustiques, l’amoncellement des décors, costumes, accessoires, oubliés dans les recoins de ces lieux comme des épaves éparpillées sur une grève rocailleuse. Je tournais nerveusement du mieux que je pouvais dans l’exigüité de cette pièce pour tenter vainement de transformer le désarroi de mon pauvre encéphale en échauffement musculaire : mais cela eut l’effet contraire. La panique s’exacerbait.


    J’arrêtai, prenant ma tête entre les mains, croyant naïvement qu’elle allait exploser comme une grenade. Et là, quand je relâchai l’emprise de mes mains sur mes oreilles, l’horreur… Des chuchotements venaient de la salle


    J’aurais voulu mourir sur le champ… Oui, d’un coup. Paf ! Et plus rien. Ou être subitement sourd, ou aveugle. Que l’on me transforme en blatte ou en limace. Que le plafond se fissure et s’effondre sur ma tête, que la foudre passe à travers les prises électriques et me grille, que le vent me démembre, que le soleil me liquéfie, que l’eau me fasse gonfler comme une éponge, que les sens me quittent, que la folie me prenne. J’aurais voulu toutes les catastrophes, toutes les morts, toutes les tortures mais pas celle-là…


    Je suffoquais tellement que ma respiration s’accéléra outrageusement. Et après quelques minutes, il faut bien le dire, je réalisai que c’était une bénédiction. La respiration. Comment n’y avais-je pas pensé ? Se concentrer sur sa respiration.


    Evidemment ce n’était pas la panacée mais cela avait le mérite d’atténuer les effets de monsieur chamboule tout sous la boite crânienne. Et me voici, à expirer, inspirer, comme un métronome lancé sur l’allegro. Quelques minutes de ce tempo oxygéné et me voilà, tout ragaillardi.

    Le rideau se leva et j’en fis de même.

    Les projecteurs inondèrent la scène et je montai sur le petit escalier menant à celle-ci.


    Une dernière et longue hésitation, vite chassée par un bon coup au derrière et j’étais propulsé sur scène, aveuglé, pataud, tremblant, balbutiant, suant mon texte, les pieds de plomb, la machoire comme une enclume.


    Mais très vite, les mots tels de petites fées bienveillantes, me soulevèrent de leurs petites ailes dorées, m’enivrèrent de leur douce chaleur maternelle, me rendirent courage et audace, force et confiance : la magie s’opérait.

    Et comme il arrive souvent au théâtre, je brûlais les planches après les avoir fuis.



  • Le parking

    IMGP0628.JPG

    Mes jambes m’emmenèrent jusqu’au parking. Je marchai machinalement. Il y avait ce vent, déjà un peu frais pour la saison, qui cinglait mes joues. J’enfonçai mes mains dans mes poches, résigné. Le chemin, je l’avais empruntai des centaines de fois, des milliers sans doute: je ne mettais jamais amusé à faire le calcul. Mais, cinq fois par semaine, quarante-sept semaines par an, pendant vingt-cinq ans, cela doit bien faire des milliers de fois.


    Je ne m’étais pas aperçu que je n’avais pas levé la tête depuis le bâtiment jusqu’à la voiture ; sans doute, avaient-ils déjà réussi à me faire croire que j’étais devenu un looser. Il y avait eu d’abord un e-mail. Glacial, impersonnel. Un style froid comme un bac à glaçons. Une appréhension m’avait envahie, un peu comme une idée vague au premier abord, mais qui sûrement devient plus précise à mesure que la matinée égrenait ses minutes à l’horloge fadasse du bureau. Je savais mais je ne voulais pas me faire à cette idée. Evidemment quand le pire vous arrive, vous ne voulez pas le digérer en une fois. Vous préférez que le morceau vous brûle l’œsophage, lentement, vous malmène l’estomac doucement et finisse par vous tordre les viscères tout aussi mollement. Une torture, en somme. Et quand mon chef m’appela dans son bureau, là mes minces espoirs volèrent en éclat comme une vitre que l’on brise. Je mettais toujours demandé comme je réagirai si la situation se présentait : hurlerai-je ? Serai-je grossier ? En fait, comme un boxer sonné, je ne pus réagir. Bouche-bée. Livide, le regardant pareil à un poisson rouge que l’on vient de foutre dans son petit bocal aux parois transparentes, que l’on vient d’introduire par la force dans ce qui va être, à présent, son univers. Et triste allait être le mien.


    Je sortis machinalement les clefs de la Clio et je restai ainsi, les clefs dans le vide, le regard idiot, scrutant une brume qui s’épaississait devant moi, un avenir qui se troublait, floconneux.


    Les heures passèrent. Je ne me rendis compte de rien mais je finis par démarrer. Je passai tout de même les vitesses et la voiture me conduisit jusque devant chez moi, où elle se gara. Je descendis, monta les marches et poussa la porte, la tête bouillonnante, les jambes marshmallow, le cœur lacéré. Qu’est-ce que j’allais bien pourvoir dire aux enfants et à Lucie ?

  • La médiocrité

    IMGP2391 copie.jpgLa médiocrité. Ce mot, ces quatre syllabes, me font l’idée du tranchant de la guillotine entamant la chair du pauvre supplicié. Ces syllabes tintent dans ma tête. Méchamment.

    Médiocrité. Cette ritournelle me donne la nausée. Pareil à une drogue que vous savez pertinemment nocive mais que vous vous évertuez à distiller dans votre corps, au goutte à goutte, chaque jour, sans jamais pouvoir vous arrêter. Voilà, c’est ma drogue, ma médiocrité. Je la cultive comme un bon jardinier qui regarde ses fruits croître et s’épanouir. Plus je la regarde en face, sans sourciller, plus elle m’est familière. Mais je crois que c’est une chose terrible pour quelqu’un comme moi, la médiocrité. Car elle me ronge, doucement, pernicieusement mais certainement. Elle me ronge de l’intérieur, tel un parasite, me rabaissant, me dévalorisant, toujours un peu plus chaque jour.

    Comme si on m’avait forcé à faire ça, à coucher sur le papier tous ces mots, à tourner sans relâche les pages du dictionnaire, à vouloir à tout prix finir un roman ou une nouvelle. Me donner des armes puis me les enlever en me faisant bien comprendre que ce n’est finalement pas pour moi. « Stop, fini. Fin de l’histoire, t’est trop mauvais, va voir ailleurs, mon petit gars, c’est pas pour toi. La littérature, faut la laisser à des gens dont c’est le métier ».

    Finalement je suis assez intelligent pour avoir envie d’écrire, suffisamment intelligent pour me rendre compte de ma médiocrité et trop peu intelligent pour écrire des choses intéressantes : voilà tout est dit.

    J’en viens même à envier ceux qui n’ont pas de dessein. Ça doit être si simple, se lever, faire un peu de bricolage, un peu de sport, se lover dans son canapé, une couverture jetée sur ses épaules et regarder la télévision en toute simplicité et ne pas se poser de questions existentielles. Profiter du moment présent et ne pas se poser de questions. Voilà cela doit être la solution et je ne sais pas si comme Einstein, si c’était à refaire, je deviendrai plombier mais sans cesse, la question me vint à l’esprit.

     

  • Ecriture

    Je crois qu'on écrit pour créer un monde dans lequel on puisse vivre.

     Anaïs Nin

     

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  • J’avais vingt ans.

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Paul Nizan, Aden Arabie : "J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie".

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    J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Ce n’était pas tant ma situation matérielle qui m’oppressait, bien qu’elle n’était pas enviable. C’était plutôt un sentiment, un mal-être même, qui se distillait sournoisement dans mes veines encore jeunes, m’obscurcissant l’avenir et l’esprit mieux que le malheur. Tous les chemins, même les plus sinueux, m’étaient offerts et j’aurais du en être satisfait. Mais cette liberté, ces multiples possibilités, ces hasards de la vie qui allaient frapper à ma porte, m’inquiétaient, m’oppressaient plutôt qu’ils me rassuraient. Cela parait absurde maintenant mais mon caractère est sans doute responsable de mon dégoût pour cette période de la vie.
    Les autres m’apparaissaient comme des étrangers. Moi-même avec des boutons blancs et rouges qui mouchetaient ma face, je ne me reconnaissais plus : mon corps dégingandé, gauche et boutonneux et qui m’échappait, m’était étranger. Comment aurais-je pu faire un pas vers une femme, séduire, plaire alors que moi-même, je me dégoutais presque.
    Et plus je me claquemurais, plus toute cette merde me remontait à la gueule. Les jours passaient, s’étiraient en de longs et ennuyants chapelets d’heures que je tentais de garnir par d’inutiles futilités : acheter un morceau de foie de porc, me balader sur la digue, solutionner ou plutôt ne pas parvenir à résoudre un problème de mathématiques, me tartiner de crème anti-acnéique…
    Les week-ends, je les exécrais. Je préférais encore la semaine où j’avais l’illusion que mon emploi du temps d’étudiant remplissait ma vie : il y avait des colles, des cours, des TP pour m’empêcher de respirer les miasmes de mon existence. La fin de semaine, c’était autre chose : il n’y avait rien. Jamais rien de prévu. Comme tout m’était offert, je ne faisais rien, ou presque rien. Et cela dura plusieurs années avant que je rencontre à la bibliothèque l’improbable : Crime et châtiment à la main, un sourire au coin des lèvres, elle passa sa main dans sa longue chevelure et tout changea :
    J’étais encore un enfant, elle me fit homme.

  • Aux fruits de la passion

    "On devrait vivre a posteriori. On décide tout trop tôt".

    1192568921.jpgAu fruits de la passion, Daniel Pennac

  • Longtemps, je me suis couché de bonne heure

    78473648.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Marcel Proust, A la recherche du temps perdu : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure".

     

    Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Ce n’était pas par nécessité. Non plus par hygiène de vie ou pour une quelconque mais sérieuse raison. Tous les soirs, vers les vingt heures, mon corps prenait congé et préférait se plonger dans les délices ouatés de Morphée. C’était plus un abandon, une désertion, qu’une réelle volonté de ma part d’aller me coucher.

    A vrai dire, c’était peut être bien une habitude, vestige de mon enfance que les parents imposent à leur progéniture et qui se perpétue si rien n’y fait obstacle, comme ce dû être le cas pour moi, jusqu’à un âge avancé.

     

    J’étais dans ma vingt-cinquième année et je me couchais toujours de bonne heure. Certains auraient pu en sourire, d’autres en être étonné mais pour ma part, je n’y voyais aucune espèce d’étrangeté.

    Et ce fut plus tard, à l’occasion d’un anniversaire d’un ami, ou plutôt au cours de la soirée, après les festivités, que je pris conscience en prenant pour la première fois la plume que je pouvais occuper une partie de la soirée à un travail plus intéressant et passionnant que celui d’écraser avec ma lourde tête l’oreiller en plume d’oie : ma vocation était née.

    Ce soir-là, j'avais joué avec les rimes et m'étais essayé à la contine. J’avais noirci une pauvre page en deux heures mais ma joie d’avoir pour la première fois créé quelque chose était inénarrable. J’écrivais et d’un coup, j’existais. Comme si mon stylo devenait un prolongement vital. Comment d’ailleurs avais-je pu me passer de ce qui allait devenir une drogue, pendant toutes ces années ?

    Très vite, je bifurquais vers la nouvelle et bien plus tard, elle finit par me lasser : c’était inévitable. Il me fallait plus d’espace pour que sortent les personnages qui frappaient à la porte de mon imagination. Le roman devenait une évidence, une nécessité.

    Je ne me couche plus de bonne heure. J’ai troqué mon stylo pour l’azerty d’un PC ultraportable et je ne compte plus les pages qui sont sorties de mon imprimante.

    J’écris et cela me suffit.

     

     

     

     

     

     

  • Les Us et les Ume

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        Un jour, au pays des Us, un grand chambardement se produisit. Jusqu’alors tout allait pour le mieux dans ce pays. Les Germanicus et les Helvétius cohabitaient sans souci, le Soleil se levait à l’heure ou presque, le vent agitait les branches des arbres, la pluie tombait des nuages, les prospectus des magasins jetés à la poubelle explosaient comme des pétards et les omnibus arrivaient toujours à destination avant d’être parti. Rien de bien extraordinaire.
        Mais un matin, un jour sans Lune, une jeune fille, prénommée Enclume, timide comme une fraise des bois, au cœur dur et à la poigne de fer, s’aventura là où elle n’aurait pas du. Elle venait du pays des Ume où les Désaccoutume et les Porte-plume cohabitaient sans souci. Elle avait franchi la ligne imaginaire séparant les deux mondes, une espèce de frontière virtuelle vaporeuse et fantasmagorique, faite des songes et des rêves des enfants.
        D’habitude le Grume et le Choléra-morbus arrêtaient les enfants trop curieux mais là, ils étaient en grève car ils en avaient assez de porter des seaux trop lourds remplis des plaintes des grincheux, des pleurs des manipulateurs, des pensées noires des boudoirs et des noirceurs des voleurs. Ils en avaient plein leur sceau et tout ça débordait, aspergeait, mouillait tant leurs pieds qu’ils devaient changer de chaussettes toutes les trente-deux secondes, montre en main. Un vrai calvaire et les chaussettes mouillées s’accumulaient, à tel point que leur fil d’étendage s’était rempli le long de toute la frontière.
        Les Us avaient accusaient les Ume et les Ume avaient accusé les Us d’avoir manigancé cette provocation. On tournait en rond, rien n’avançait et même les chaussettes mouillées ne s’avaient plus où mettre leurs pieds.
        Enclume, elle, eut une idée : après avoir pénétrée dans les pays des Us, elle pensa qu’elle pouvait bien semer la zizanie : elle essaya, au hasard, la cacophonie, la symphonie, la pyrotechnie, la tyrannie et l’insomnie. Mais au bout de trois jours, avec ce régime forcé, elle tomba de fatigue.
        Un gars du pays des Us, un peu benêt, dénommé Terminus, était arrivé au bout de son chemin. Il était grand, au nez camus, et trop souvent confus, s’excusant pour un rien.
        Il aimait regarder les nuages, les arbres et les tranches de jambon.
        Il raffolait des spaghettis, du cassoulet et des dynamos de bicyclette.
        Il collectionnait les timbres, les soldats de plomb et les crottes de sanglier.
        Quand il vit la demoiselle, il tomba par terre, amoureux, et d’accord, pour une fois, de ne plus s’excuser de tout et de rien. Comme si une pierre lui était tombée sur le caillou, chamboulant toutes les petites pièces de sa tête pour les remettre à l’endroit.
    Pour commencer, il réveilla Enclume en posant ses lèvres sur son front.
        Il lui parla ensuite pendant cent huit heures, lui racontant des contes, des poèmes et des histoires à dormir assis.
        Il lui montra des nuages, des arbres et des abreuvoirs pour cochons.
        Il lui dessina des moutons, des chevaux et des pelles à tarte.
        Il lui parla de sa maison en brique, de son potager et de ses duvets en plume d’oie.
        Et quand il l’embrassa, un éclair bleu zébra le ciel, traversant la frontière, éclairant d’une lumière azurée les chaussettes de Grume et de Choléra-morbus qui chauffées séchèrent à la vitesse de la lumière. Un brouillard s’éleva, nimbant d’une étrange lumière bleue les pays des Us et des Ume. Les deux contrées furent plongées dans un silence étrange où le temps sembla figer tout : pour la première fois, et nullement la dernière, un gars des Us avait embrassé une fille des Ume.
        Longtemps les Us et les Ume se souvinrent de ce jour où un Us, Terminus, embrassa une Ume.
        Enclume, devenue légère comme une plume, rejoignit le pays de Terminus et s’installa dans sa maison, une petite habitation en brique flanquée d’un appentis où s’amoncelaient de vieilles bûches et où les carottes, les choux et les antennes de télévision poussaient dans le potager.


  • Exercices de style

    b579392226271dbf86472ece6983d8bd.jpgQuatrième de couverture, Folio poche, Exercices de style, Raymond Queneau :
    « Le narrateur rencontre, dans un autobus, un jeune homme au long cou, coiffé d’un chapeau orné d’une tresse au lieu de ruban. Le jeune homme échange quelques mots assez vifs avec un autre voyageur, puis va s’asseoir à une place devenue libre. Un peu plus tard, le narrateur rencontre le même jeune homme en grande conversation avec un ami qui lui conseille de faire remonter le bouton supérieur de son pardessus.
    Cette brève histoire est racontée quatre-vingt-dix-neuf fois, de quatre-vingt-dix-neuf manières différentes. Mise en images, portée sur la scène des cabarets, elle a connu une fortune extraordinaire. Exercices de style est un des livres les plus populaires de Queneau ».


    Voici, en quelque sorte, une centième version :  

    Physico-chimique

        Un vingt et un juin, à midi dix sept minutes UTC, dans l’hémisphère Nord, je montai dans un solide S parallélépipédique se déplaçant initialement d’un mouvement de translation quasi rectiligne, en première approximation uniformément accéléré. La chaleur des occupants du solide S, rempli d’une mélange gazeux enrichi en dioxyde de carbone et à une température de 303 K, apportait une quantité de chaleur Q positive et conséquente à mon corps qui venait s’ajouter à celle reçue auparavant sous forme de rayonnement infrarouge, provenant du Soleil.
        Au bout d’une trentaine de secondes, le mouvement du solide S fut uniforme : il était maintenant assimilable à un référentiel galiléen et si j’avais voulu décrire la trajectoire du centre d’inertie G du chapeau, orné d’une tresse et vissé sur le crâne d’un jeune homme au cou vertical et trop long, en chute libre dans le référentiel terrestre supposé galiléen, les équations horaires du mouvement auraient été dans leur forme générale : z = 1/2gt2+V0z+z0
        Le jeune homme, vulgaire assemblage d’atomes de carbone, d’hydrogène, d’oxygène et d’azote pour l’essentiel, fit ensuite vibrer ses cordes vocales intensément, donnant naissance à une onde longitudinale de compression-dilatation qui se propagea dans toutes les directions du mélange gazeux contenu dans le solide S : cet individu se plaignait que son voisin lui imposait un champ gravitationnel trop intense du fait de sa position trop proche de sa personne. Le jeune homme se mit ensuite en mouvement et abaissa son centre de gravité en s’asseyant.
        A des coordonnées différentes d’espace-temps, je rencontrai à nouveau le jeune homme avec un camarade qui lui expliquait qu’il devrait ajouter un bouton à son pardessus pour augmenter l’interaction électromagnétique entre les deux parties de son manteau.

  • Zébulon

     

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    Chez mon papy, il y a un chien tout rond
    qui s’appelle Zébulon.
    Je lui tire la queue
    il me fait des bleus
    Je lui mords la patte
    il a des stigmates.
    Je lui donne de l’eau
    Il me prend de haut.
    Et quand Zébulon
    blanc comme un flocon
    se rue dans ma chambre
    une nuit de décembre
    et qu’il me renverse
    comme une controverse
    ça me fait bien mal
    tel un maréchal
    Je vois des étoiles,
    comme un os à moelle
    Et ça tourbillonne
    tel un hexagone
    Y a des choses bizarres
    comme un gros lézard
    qui se carapate
    telle une grande frégate
    sur le papier peint.
    Je n’suis pas à plaindre
    et mon gros toutou
    comme un beau filou
    me fait des câlins
    en un tournemain.



     

  • Boisson et création

    "Si les artistes boivent, c'est qu'ils ont besoin de calmer la sensibilité qui les dévore". Truman Capote 5deec623dfb5a22cc7d69aca5d8f6acb.jpg

  • C’est un vieil homme debout à l’arrière du bateau

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Philippe Claudel, la petite fille de M. Linh : "C’est un vieil homme debout à l’arrière du bateau"e7f7bdbb66027349493efb77ff7ce3e6.jpg.

    C’est un vieil homme debout à l’arrière du bateau. Ce n’est pas un long paquebot, haut comme plusieurs étages, trapu et briqué comme un soulier neuf, où il pourrait s’accrocher au bastingage. C’est une toute petite embarcation. Sommaire même. Dangereuse assurément. Il serre sur lui un vieux sac en cuir, usé aux coutures et passé à cause du soleil de son pays. C’est son trésor, à lui. Ce qu’il lui reste de là-bas, là où son regard se perd dans l’immensité bleue des flots. Là où il est né. C’était il y a bien longtemps. Du temps où on allait au marché avec un vieil âne. Maintenant, c’est bien différent. Il y a les automobiles et la parabole. Cette maudite télévision qui a fait croire à ses enfants que de l’autre côté de la mer, c’est bien mieux. Et il les a vus, un par un, ses cinq garçons, s’enfuir comme des mal propres pour franchir la méditerranée. Il a pleuré, en secret mais il n’a pu les retenir.
    Les années ont passé et les grands parents se sont allés, fatigués du soleil et de l’impatience des jeunes peut-être. Sa femme est morte aussi, le cœur lourd gorgé de tristesse comme une éponge d’eau alors il lui semble qu’elle cherchait un prétexte et elle est morte en couche. Personne n’a rien pu faire. L’hôpital, à la ville, était bien trop loin.
    Il sent le vent sur sa joue fatiguée et déjà, il le sent plus frais. Ce n’est plus le vent de son pays. C’est le vent marin, salé, bien différent de celui qui a soufflé le chaud sur les plaines qu’il a tant arpenté : un vent à l’odeur aride, sec comme un caillou. Il se tourne et il les observe. Ils sont jeunes et forts. Plein d’espoir et de courage devant ce qui les attend. Il les envie, un peu. Lui n’a plus rien, pas même d’espoir. S’il a tout vendu pour être sur cette coquille de noix, ballotée par la houle, ce n’est certainement pas qu’il espère quelque chose de la vie qui l’attend là-bas, dans le nouveau pays de ses enfants. Non, c’est plutôt qu’il n’y a plus rien qui le rattache à sa terre natale.
    Alors il a tout vendu et un matin quand le soleil venait de franchir l’horizon et que déjà l’air dansait au loin sous la chaleur de l’astre, il est parti avec son vieux sac en cuir à moitié vide. Il avait pris une toile qu’il avait choisi bien résistante, avait mis ce qu’il convenait d’y mettre, l’avait noué et avait déposé le tout dans son sac précautionneusement. Et il avait pensé qu’il était grand temps de partir, son cœur avait trop séché à force de se parler à lui-même et il ne voulait pas qu’il ressemble à une vieille pierre bien dure.
    Maintenant il est plus serein. Il va mourir près de ses enfants, si dieu le veut bien. Ou en mer, si le destin en décide autrement. Mais il n’a pas de regrets.
    Il y a l’eau, écumeuse qui vient taper sur le bateau balancé par la houle, toute cette immensité d’eau qu’il lui rappelle presque avec ironie que la terre qu’il a tant travaillé avec ses mains devenues calleuses était si sèche, et c’est avec le vent qui se lève, avec de gros nuages gris qui se pressent à l’horizon, qu’il sait que son voyage va se terminer là, maintenant, au milieu de l’océan avec son sac en cuir rempli d’un peu de terre de son pays. Mais il n’a pas peur, il serre son sac près de son cœur.