Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

nouvelle

  • Toutes les nuits, à l'heure la plus pénible

    littérture,écriture,nouvelleToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman (l’incipit), écrire une nouvelle.

    «Toutes les nuits, à l’heure la plus pénible, l’écrivain Mathias Olbane quittait le lit où il avait saumâtrement somnolé depuis le soir, assailli de rêves et de désespoir, et, sans allumer, il allait s’asseoir devant le miroir de la chambre », Ecrivains, Antoine Volodine.

     

    Toutes les nuits, à l’heure la plus pénible, l’écrivain Mathias Olbane quittait le lit où il avait saumâtrement somnolé depuis le soir, assailli de rêves et de désespoir, et, sans allumer, il allait s’asseoir devant le miroir de la chambre. Face à cette mince couche d’argent en partie oxydée dans les coins, il regardait son visage comme on contemple un ennemi. Sa vie ou plutôt ce qu’elle était devenue lui répugnait. Il aurait voulu être ailleurs. Il aurait voulu être quelqu’un d’autre, n’importe qui à condition de ne plus devoir écrire et souffrir de ne pas écrire. Le reflet dans ce vieux miroir légué par sa grand-mère, sa chère Malou comme enfant il aimait l’appelé, ne lui était plus que douleur. Il ne se reconnaissait plus. Il ne comprenait pas comment il avait pu en arriver là…

    Il s’arracha de sa torpeur et saisit un verre qu’il remplit de whisky bon marché. Le liquide coula dans sa gorge d’une traite, sans plaisir. Il se rassit encore plus mal. Même se souler, il n’y parvenait plus. Il buvait un verre puis en était dégouté une bonne semaine.

    Il se rallongea et se laissa emporter par le ressac âpre des idées qui le tourmentaient. Toute son existence d’à présent, misérable et pathétique, semblait battre sous ses paupières et lui embrumer l’esprit. Les images intermittentes mornes et grises, insignifiantes et neurasthéniques se succédaient frénétiquement sans qu’il puisse les chasser. Un ballet morose presque lénifiant. Alors il s’endormit.

    En bas de l’immeuble de M. Olbane, la rue enveloppée d’une douce tiédeur s’était lovée dans un silence confortable à peine troublée par quelques scooters pétaradant sur le périphérique voisin. La lumière pâle et orangée des antiques lampadaires au sodium dégouttait et arrosait à peine les trottoirs en macadam et les crottes de chien qui mouchetaient la bande sombre où quelques imprudents poseraient leurs pieds.

    Demain, la valse des motos crotte balayera tout cela, comme la mer lave la grève. Mais pour l’instant, les étrons étaient bien à leur poste, tapis dans l’ombre d’une poubelle ou d’un hall d’immeuble, prêts à s’écraser sous la première semelle venue. Un homme en costume gris à la démarche nerveuse faisait claquer ses chaussures Richelieu dont les fers chantaient sous ses pas. A mesure qu’il s’approchait de l’immeuble de M. Olbane, les clic clac retentissaient davantage. Un miaulement retentit puis pour éviter une déjection, l’homme à la veste grise impeccablement cintrée fit comme une embardée, à la manière d’une automobile dont le chauffeur, surpris, essaye d’éviter un obstacle. Il glissa un instant, ses fers l’y aidant puis faillit se rattraper sur une poubelle malheureusement vide qui bascula et l’entraîna dans sa chute.

    Un juron cingla l’air. L’homme s’aperçut en se relevant et en brossant son pantalon qu’il était zébré au genou droit d’une large entaille qui faisait apparaître sa peau. Il jura de nouveau en un flot de paroles incompréhensibles mais bien audibles. Dans la rue, des lumières s’allumèrent aux différents étages des maisons et des immeubles telle la voute céleste éclairée d’une myriade d’étoiles. L’homme agitait les bras tout en hurlant des paroles qu’une oreille attentive aurait pu rapprocher d’une langue latine comme l’italien. Il semblait brasser de l’air comme un moulin à vent et reprit son chemin sous le regard médusé de ceux qui s’étaient posté à leur fenêtre pour apercevoir qui était le responsable à une heure si tardive de tout ce tapage. Les fenêtres se fermèrent. Les doubles rideaux aussi et comme un soufflet qui retombe, les lumières s’éteignirent. Sauf une.

    Dans l’appartement de l’écrivain Mathias Olbane, la lampe de chevet était allumée. Il leva la tête de son oreiller et s’aperçut qu’un mal de crâne irradiait jusqu’à ses tempes. Et il pensa, qu’il était bien idiot qu’il faille prendre connaissance de la douleur pour que celle-ci ait tout le loisir de prendre ses aises et d’amplifier son effet. Il fit donc quelques pas, certain que son mal allait empirer et il ne dut pas attendre pour que cela s’avère exact. Il avala deux aspirine et se recoucha. C’était terrible. Sa boîte crânienne n’était plus qu’une grappe de raisins dans un pressoir. Il ne tint plus et alla entrebâiller la fenêtre pour faire entrer un peu d’air frais. Et il entendit au lointain, la voix certes étouffée mais bien reconnaissable de celui qui avait hurlé sous ses fenêtres et à qui il devait de s’être réveillé. Un malaise le remplit à la manière d’une vasque qu’on emplit d’eau et qui finit par déborder si on y prend garde. Tout, autour de lui, était mouvant. Cela lui rappela ses soirées estudiantines où il s’abrutissait sur son pentium 486 à tirer sur des monstres armés à un rythme frénétique. Au bout de plusieurs semaines à jouer à doom 2, il avait dû arrêter. Le jeu le rendait nauséeux : rien qu’avoir le générique du début et le cœur lui tournait.

    Il était à présent dans un état à peu près similaire. L’air était devenu poisseux et irrespirable. Et il lui semblait que toute sa rancœur et ses désillusions se cristallisaient maintenant et ici, dans la chair qui s’éloignait au loin sous les pâles réverbères. Cet homme qu’il ne connaissait pas, cet étranger qu’il imaginait incarné dans doom 2, il le mitraillait, le flinguait, le lacérer de coups de couteau puis utiliser le lance-flammes dans une ultime rage. Et tout en imaginant cela, dans une furie qu’il ne maitrisait plus, il vida d’une traite la bouteille de whisky puis avala deux autres aspirine.

    Il s’effondra et se surprit à regarder la moquette grise et terne, le corps immobile, paralysé, saturé de toute sa rancœur qui venait d’exploser en lui comme une bulle de savon.

    La porte s’ouvrit soudainement et son père se figea devant lui, plongeant son regard bleu azur dans ses yeux tel un couteau qu’on enfonce dans un cœur. Il était planté devant lui, vêtu du costume qu’il avait porté à son mariage. Veste en flanelle grise, chemise blanche finement rayée, cravate en soie beige clair et des chaussures de cuir noir brillantes comme de l’anthracite. Cheveux d’habitude poivre et sel mais pour l’occasion gominés.

    Son père, ce vieil italien borné, macho et autoritaire, le regardait sévèrement. Il attendait pour ouvrir la bouche espérant que son fils lui fasse une remarque mais le temps s’étirait telle une vieille chaussette trempée pendouillant sur une corde à linge. Mathias Olbane était toujours affalé sur la moquette, immobile, les yeux vissés sur les chaussures cirés de son père. Il se demanda même un instant comment se faisait-il qu’il pouvait apercevoir son père dans son intégralité sans qu’il doive bouger sa tête. Cela lui parut suspect. C’était comme une caméra en position de contre plongée qui aurait enregistré des images avec un axe de perspective horizontal : cela ne lui parut pas possible mais l’idée fut balayée de son esprit quand il vit les rides du front de son père se plissaient. Il se revit subitement enfant, dos au mur, sermonné car il avait brisé un vase de chine, bleu et blanc, en porcelaine de l’époque Ming, une copie évidemment, mais une copie qui devait coûter une somme rondelette tout de même. Le doigt sec et menaçant de son père s’agitait devant lui nerveusement et plus il le voyait s’animait, plus il avait honte. Honte de quoi, il ne le savait pas. C’était un accident. La trajectoire de sa balle en caoutchouc avait été imprévisible. Quelque chose avait dû la dévier. Mais il y avait ce doigt, qui continuait de le pointer. Ce méchant doigt, maigre comme un bâton de réglisse qui l’humiliait.

    Ce souvenir s’effaça mais le malaise, l’affront que son père lui avait infligé fut brusquement ravivé comme de l’essence versé sur des flammèches. Oui, son père avait eu tort de le rabaisser ainsi, de lui visser dans la tête qu’il n’était qu’un enfant turbulent, inconscient, écervelé, inconséquent. Il ne savait plus quels termes avait employé son père mais il se souvenait que cela l’avait rabaissé au plus haut point. Oui, il ne l’avait jamais digéré et de sa place, les mots semblèrent sortir de sa bouche comme les étuis des balles d’une mitrailleuse. Regarde-moi, regarde-moi bien en face, papa, dit-il ou plutôt voulut-il lui dire car la réalité lui échappait quelque peu. Son père se redressa légèrement, tout en fronçant les sourcils.

    Plusieurs fois, tu as abusé de ton autorité, dit-il.

    –       Qu’est-ce que tu me chantes là, fiston.

    –       Tu ne t’en rappelles pas mais moi ça m’est resté en travers de la gorge. Et arrête de m’appeler fiston, je n’ai plus deux ans.

    –       Comment veux-tu que je t’appelle… Mathias le raté peut-être ou bien Mathias l’alcoolique…

    –       Voilà, nous y sommes. C’est ce dont je voulais te parler. Toujours rabaisser les autres, montrer ta foutue supériorité… C’est bien le problème.

    –       Mais c’est ce que tu es… Un bon à rien. Ou plutôt voilà ce QUE TU ES DEVENU, dit son père en accentuant les derniers mots pour l’humilier un peu plus.

    Mais la tension était-elle que Mathias ne put davantage se contenir. Il prit la lourde machine à écrire qui se trouvait sur le bureau et la propulsa vers son père qui l’esquiva presque par magie. Elle frappa si fort la cloison du mur, que des touches du clavier azerty furent projetées en l’air en une belle gerbe. Ce fut comme un feu d’artifice de lettres blanches. Puis tout ce qui fut à portée de ses mains fut envoyé dans la direction de son père, vers cette figure paternelle qui en ce moment précis n’était plus pour lui que rancœur, détestation et ressentiment. Il lançait avec joie et plaisir. A chaque objet ou mobilier qu’il saisissait dans ses mains pour le projeter vers son père, il sentait sa peine s’allégeait. A chaque objet ou mobilier qu’il brisait sur le mur, il sentait s’évanouir en lui tout ressentiment. Les contorsions de son père pour éviter les projectiles, sa souplesse féline presque inhumaine aurait due l’agacer un peu plus à chaque loupé mais c’est tout le contraire qui se produisait. Sa tête se vidait comme un silo qu’on déleste du blé qu’il contenait. Et il lui semblait que tout ce qu’il lui avait toujours embrumé la tête venait de le déserter. Il ouvrit les yeux et se surprit à penser qu’il n’avait pas fermé les yeux auparavant. Il eut un choc. Il était toujours allongé, dans la même position que celle qu’il occupait quand son père était arrivé. Il ouvrit la mâchoire douloureusement : sa bouche était pâteuse et sèche. Il se leva et eut l’impression que tout son corps moite et froid avait été passé à l’essorage. Il fit quelques pas, tituba, se reprit, s’arrêta pour reprendre son souffle, le cœur battant : la tête lui tournait. Une vive douleur irradiait ses temps et il se souvint avoir pris de l’aspirine. Sans effet, pensa-t-il.

    Il ne comprenait pas. Il s’assit sur le lit. Rien n’avait bougé. La lourde et antique Underwood reposait toujours sur son bureau, à côté de son fidèle et bedonnant Robert. La porte de son appartement semblait, de sa place, fermée et verrouillée. Les murs étaient intacts. Le mobilier n’avait pas bougé. Tous les objets étaient à leur place. Et enfin son père n’était plus là. Tout ce qui venait de se produire auparavant ne semblait pas être arrivé. Une illusion. Un rêve. Mais le plus troublant était que son corps, lui, était endolori, comme s’il avait soulevé tous ces objets et ces meubles qu’il se rappelait avoir lancé à travers toute la pièce.

    Il expira doucement. Un souffle long, chaud et serein. Il avait rêvé. Voilà, c’était aussi simple que cela, il avait rêvé.

    Il saisit un verre, l’emplit d’eau du robinet et le but entièrement. Un délicieux bien-être parcourut son corps comme si ce verre était le premier verre qu’il buvait, et la gorgée d’eau fraîche la première qui emplissait sa bouche et coulait doucement dans sa gorge. Il respirait  et cela lui semblait merveilleux. Il ouvrit les double rideaux et déjà le soleil dardait ses premiers rais de lumière orangée au-dessus des vieilles toitures en zinc hérissées d’antennes qu’il trouvait avant hideuses et qui lui apparurent maintenant fluettes et vulnérables telles de charmants épouvantails attachés de guingois dans ce ciel plein de promesse zébré de cirrus qui trainaient en longueur.

    Le jour se levait et il introduisit une feuille dans l’Underwood. Puis ses doigts coururent sur les touches de la vieille machine et il sut qu’il écrirait maintenant comme jamais il n’avait écrit. Quelque chose en lui avait ployé et s’était brisé comme un roseau fauché par une tornade.

    Il tourna la tête vers la droite et à travers la fenêtre, il aperçut une portion du ciel, à présent dégagé, un ciel d’un bleu azur magnifique et il eut la certitude que sa vie allait être à présent comme ce bleu, aussi clair et aussi limpide. Sa nouvelle vie commençait, une vie bleu azur.

  • Le corps carbonisé fumait encore entre les chaînes du poteau fixées sur un haut socle de pierre

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman (l’incipit), écrire une nouvelle.

    « Le corps carbonisé fumait encore entre les chaînes du poteau fixées sur un haut socle de pierre. », Je, François Villon, Jean Teulé.

     littérature,écriture,nouvelle

    littérature,écriture,nouvelle

    Le corps carbonisé fumait encore entre les chaînes du poteau fixées sur un haut socle de pierre. L’odeur de chair brûlée, de bois, de foin moisi avait empesté un peu plus la grande place où la foule s’était pressée, grouillante, puante, vociférante et cruelle. La justice avait été rendue, le peuple avait pris grand plaisir à l’exécution et la sorcière rousse avait périe, brûlée vive, hurlant fort quand les flammes lui avaient léché les jambes avant qu’elle ne soit asphyxiée par la fumée pesante et âcre qui se dégageait d’un bois trop vert et d’un foin gâté.

    Personne n’avait graissé la patte de l’exécuteur des hautes œuvres qui n’avait pas de raison particulière de s’acharner et de faire durer le supplice de cette pauvre rousse. Le bourreau utilisa du mauvais foin et du mauvais bois pour confectionner le bûcher : il économisa ainsi du bois et donc quelques deniers. L’important était que l’exécution soit spectaculaire et effrayante et elle l’avait été. C’est ainsi que le bourreau rentra à son logis le cœur léger, fier d’avoir accompli du bon travail.

    Deux mois plus tôt, à peu de chose près, Marie Desmoulin dénoncée par une de ses voisines était arrêtée à l’aube pour exercice de la sorcellerie. Ses trois jeunes enfants Jean, Pierre et François n’étaient pas encore réveillés qu’on frappait avec force et insistance à la porte de son maigre logis. La nuit avait été difficile. Le cadet, petit François, comme aimait l’appeler Marie car il était né à peine plus grand qu’un lapin de garenne mâle adulte avait pleuré une bonne partie de la nuit : elle manquait un peu de lait et la dernière tétée, vers les cinq heures, avait été bien plus difficile que d’ordinaire.

    Petit François n’avait pas semblé rassasié. Après avoir longuement pleuré, il avait fini par s’endormir sur le sein de sa mère, réconforté par la chaleur et l’odeur maternelle. Quand on frappa à la porte, la jeune maman à la chevelure d’un roux ardent et chaud comme le poli d’un cuivre au soleil descendit tout naturellement l’escalier avec son bébé dans les bras, ajustant son corsage du mieux qu’elle put.

    La porte s’ouvrit et elle entrevit des hommes sévères au regard noir comme l’obscurité d’un profond puits. Eux ne virent que ce qu’ils voulaient bien voir : une chevelure rousse signe du commerce avec le diable et le galbe d’un sein laiteux un peu découvert par un corsage trop lâche. Il ne faisait plus aucun doute, la voisine n’avait pas menti : cette jeune personne était bien une sorcière. Ils se saisirent d’elle, lui arrachèrent l’enfant sans ménagement et posèrent le nourrisson à même le sol. Ensuite ils la traînèrent dehors tandis que le mari  dévalait l’escalier quatre à quatre, affolé par les cris désespérés de son épouse et de son bébé.

    Dehors le mari, qui ne comprit pas tout de suite ce que reprochaient ces hommes à son épouse, était furieux comme un démon. Il fonça tête baissée comme un bélier dans une muraille sur cette masse compacte qui emportait sa femme, il frappa, cogna de toutes ses forces un peu au hasard car les hommes faisaient rempart pour qu’il ne puisse s’approcher. Il aurait voulu frapper avec un bâton, les envoyer voler sur le sol, les briser comme des fétus de paille. Ses phalanges calleuses habituées au dur travail de la terre cognaient l’air, la chair et les os, ses bras tournoyaient comme des faux coupant les blés, s’abattaient fort pour à nouveau frapper. Un temps, il parut avoir l’avantage jusqu’au moment où les autres, ceux qui ne gisaient pas encore sur le sol, s’armèrent de tout ce qui trainait à leur portée, n’hésitant pas à arracher les minces poteaux d’une clôture, et il ne put alors que recevoir les coups qui pleuvaient sur lui comme la grêle un jour d’orage. Il s’arcbouta, se protégeant le crâne de ses bras musclés, ploya ensuite et s’effondra enfin sur le pavé, inconscient, des ecchymoses plein le corps, quelques os brisés et la tête en sang.

    Les autres croyant qu’il était bien mort, arrêtèrent de le frapper et passèrent leur chemin sans plus d’inquiétude et de compassion que s’ils avaient écrasé un moucheron sur leur table de cuisine.

    En soirée, la sorcière fut interrogée par deux clercs. Elle fut déshabillée et on examina son dos où fut trouvé une tache suspecte entre les omoplates : la marque du diable murmura un des inquisiteurs.

    Le lendemain, sans que personne ne lui explique ce qui lui était reproché, on commença les privations de nourriture. Les cas de sorcellerie se multipliaient dans tout le pays et les inquisiteurs peu nombreux ne pouvaient pas se permettre de laisser trainer une procédure inquisitoire.

    Plusieurs jours sans manger n’y firent rien. La sorcière se murait dans son silence. Ses joues s’étaient creusées et dans sa cellule miteuse où même la lumière était morose avec quelques timides rais se frayant un passage par l’étroit soupirail, elle semblait dépérir de jour en jour. Sa chevelure auparavant si resplendissante était à présent terne et laide, comme si elle se fanait à mesure que ses espoirs s’envolaient.

    Faute d’aveux, les clercs essayèrent d’obtenir des preuves de commerce avec le diable. Ils y parvinrent en utilisant la technique du witchpricking. Des épingles à extrémité recourbée furent utilisées pour piquer l’ensemble du corps de la supposée sorcière et à plusieurs reprises, les piqures ne saignèrent pas, preuve que Satan avait pris possession du corps de cette jeune rousse. Les preuves étant maintenant suffisantes, il ne manquait plus que des aveux. Les privations de nourriture continuèrent donc même si elles avaient été jusqu’alors sans succès, bientôt suivies de privations de boisson. Mais au bout de cinq jours, les clercs prirent peur devant l’entêtement de cette jeune personne, possédée gravement par le diable pour pouvoir endurer de tels traitements : elle s’était trop déshydratée et les deux inquisiteurs autorisèrent de nouveau l’eau et la nourriture de peur qu’elle décède avant qu’elle n’est avouée.

    Ils la laissèrent tranquille une bonne semaine afin qu’elle se rétablisse suffisamment pour pouvoir la soumettre à la question. Quand ils la jugèrent prête, les joues un peu plus remplies, ils commencèrent l’interrogatoire et comme elle ne parlait pas, ils essayèrent de lui délier la langue avec des fers brûlants apposés sur tout le corps : sans succès.

    Les deux clercs, enfin surtout un, n’aimaient pas tellement torturer et notamment quand la sorcière hurlait, les lèvres tremblantes, la bouche écumante de douleur. Ils cédèrent ainsi la place au bourreau afin qu’il prépare la sorcière à répondre à un questionnement précis.

    Le lendemain, la sorcière fut emmenée dans une pièce haute de plafond, sombre, semblable à un atelier car elle était remplie d’outils, de divers instruments et de machines étranges. Un homme trapu, aux vêtements protégés par de larges pièces en cuir tanné et taché et au visage partiellement masqué se tenait au centre de la pièce pour accueillir la jeune demoiselle rousse qui avait encore les mains ligotées derrière le dos et qui pâlit, et faillit s’évanouir quand elle comprit qui était cet homme, le bourreau et qu’elle était cette pièce, la chambre des tortures, la chambre de l’Enfer. Livide, elle regarda ensuite le bourreau mimait ce qu’il allait lui faire, actionner des poulies, tirer sur des cordes, frapper à coups de marteaux sur des coins, tourner des vis, fouetter, brûler, arracher, frapper.

    Elle s’agenouilla alors, se cachant les yeux des mains et implora, supplia le bourreau de ne rien lui faire. Mais elle pleurait tant que le bourreau avait peine à comprendre ce qu’elle disait.

    « Pitié, pitié, monsieur… Je ne sais pas de quoi on m’accuse mais je n’ai rien fait. Pitié, je vous en supplie, ne me faites rien. Je vous en prie, je suis innocente, innocente ! » hurla-t-elle dans un long sanglot.

    Enfin elle se tut mais continua à pleurer doucement et glissa sur le sol frais et sablonneux. Elle aurait voulu être engloutie, s’enfoncer dans la terre d’un coup, disparaitre à jamais. Elle aurait voulu ne jamais avoir existé. Elle ne pensait même plus à ses enfants. Elle ne pensait plus à son mari qui était mort quelques jours après son arrestation d’une hémorragie cérébrale mais personne ne lui avait appris. A vrai dire, personne ne s’était soucié du sort de son mari.

    Puis pareil à un arc qui se détend, elle fonça furieuse sur le bourreau et faillit le faire chanceler. Tout son corps était un bouillonnement, jusqu’aux mots qui sortaient de sa bouche en désordre telles des bulles éclatant à la surface d’une eau en ébullition. « Tuez-moi, tuez-moi sur le champ ! » criait-elle. « Tuez-moi vite » répétait-elle. « Tuez-moi, tuez-moi » disait-elle comme une litanie et le bourreau en était comme étourdi. « Ce sera un accident, vous raconterez que j’étais trop faible et la torture trop forte » continua-t-elle.

    Le bourreau la gifla alors violemment et elle tomba sur le côté. Il l’avait frappé pour quelle se tut. Il n’avait pas voulu lui faire de mal. Il avait simplement voulu que cela cesse. Un mince filet de sang zébrait la commissure de ses lèvres et à la manière d’un homme ivre qu’on dessoule à coups de seaux d’eau sur la tête, elle s’était levée fière et droite, tendant ses mains attachés en avant pour montrer que le bourreau pouvait à présent disposer d’elle. Le bourreau, hésitant, eut presque honte de ce qu’il s’apprêtait à faire. Il pensa alors aux inquisiteurs et se reprit. Il devait suivre le protocole à la lettre. Il lui incombait, comme avec n’importe quel accusé d’administrer les tortures ordinaires comme la grande inquisition l’avait décrétée. Il ne pensa alors plus qu’à sa tache précise mécanique, quasi minutée. Pour commencer, il coupa les cheveux de l’accusée. Quand ce fut fait et qu’il ne restait plus que quelques touffes éparses, ridicules et rousses sur son crâne méconnaissable alors le bourreau l’attacha à une échelle de manière à ce qu’elle ne puisse pas bouger. Il lui versa ensuite de l’alcool sur la tête, hésita un peu puis enflamma le liquide et attendit que le feu brûle ce qui lui restait  de chevelure jusqu’aux racines. Une odeur âcre et détestable de cochon grillé empestait alors la salle et le bourreau, pour plus de confort, ouvrit un des soupiraux. Puis le bourreau, tel un mécanisme précis, sec et sans âme d’horlogerie, retrouva ses esprits et enchaîna les tortures comme si son corps et son esprit ne percevaient plus ce qu’il affligeait à cette pauvre créature. Le sang coulait, des pointes acérées rentraient dans les chairs, les jambes et les mollets étaient pressés à l’aide de vis, la peau était fouettée jusqu’au sang, les tendons des bras furent sectionnés tant la pression  des cordes était insoutenable laissant à nu l’os.

    Le soir, le bourreau épuisé, le corps trempé de sueur et la tête vide, allait partir quand Marie balbutia quelques mots presque inaudibles mais qui suffirent au bourreau à tout arrêter.

    Ce petit corps autrefois frêle et fragile avait enfin abdiqué. L’espoir s’était volatilisé et les dernières lueurs de vie quittaient Marie comme la flamme d’une bougie qui s’éteint lentement.

    Le lendemain, sur la grande place, on la brûlerait comme sorcière et ce sera presqu’un soulagement.

  • J'ai roulé jusqu'au restaurant, je me suis garé et je suis resté un moment pour réfléchir

    littérature,écriture,nouvelleToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman (l’incipit), écrire une nouvelle.

    « J’ai roulé jusqu’au restaurant, je me suis garé et je suis resté un moment pour réfléchir. », La prophétie des andes, James Rodsfield.

     

    J’ai roulé jusqu’au restaurant, je me suis garé et je suis resté un moment pour réfléchir. La pluie tombait drue sur le pare-brise, à la manière de balles de tennis qui auraient dégringolé du ciel gris métallique et qui frapperaient la carrosserie en un tintamarre exaspérant. J’hésitais à sortir. Essuie-glaces coupés, la vue était trouble : le pare-brise était noyé sous le ruissellement et je percevais à peine la devanture du restaurant devenue floue et irréelle alors qu’elle ne se trouvait qu’à quelques pas à peine.

    J’attendis un peu.

    Cette maudite averse allait tout de même bien s’arrêter, pensai-je en saisissant le volant de la Ford à pleines mains, croyant peut-être que ce geste dérisoire allait y changer quelque chose.

    J’allumai le poste radio, on y passait no surprises de Radiohead. Mais je n’avais pas la tête à çà alors je coupai le poste. La pluie tombait toujours autant.

    Qu’allais-je lui dire ? Plus j’y pensais  et moins je savais. Machinalement je tripotai le bracelet de ma montre, une Tissot. Je me rappelle qu’elle me l’avait offert, il y a déjà cinq ans quand elle avait touché son premier salaire au snack qui faisait le coin de la 170ème et de la 172ème rue dans le Bronx. C’était un italien, Giovanni Castaglio, ou quelque chose comme çà, je ne suis plus sûr de son nom… avec un ventre énorme qui tenait le restaurant. Ces pizzas étaient délicieuses mais ce Giovanni n’était pas très net comme gars. Un jour, il y a eu une descente de flics et ensuite on ne l’a plus jamais revu. Il devait certainement trempé avec la mafia locale. Il ne m’étonnerait pas que sous couvert de sa pizzeria, il blanchissait un peu d’argent provenant de la vente du crack ou du shit.

    Je relevai la tête. La pluie ne s’était pas arrêtée et je crois même qu’elle tombait plus fort sur le pavillon de ma Ford Mustang coupé. Je craignis un instant que de la grêle finisse par tomber mais ils n’avaient pas annoncé à la météo d’orage sur New York pour aujourd’hui et à cette dernière pensée, je fus rasséréné.

    J’enlevai la clef du contact et me décidai à sortir.

    Je fonçai vers le restaurant et m’engouffrai à l’intérieur.

    Je fis quelques pas, tournant la tête pour apercevoir Heather qui était de service. L’air était presque glacial. La climatisation devait tourner à fond.

    Je passai devant le comptoir et saluai Sadie d’un signe de la main : elle rendait la monnaie à un type obèse dont le plateau rempli de burgers, de frites et de coca aurait pu nourrir une famille entière.

    Je continuai me dirigeant vers la cuisine, passant devant une famille latinos qui venait de s’attabler et dont un des quatre enfants brandissait avec frénésie une surprise en plastique jaune fabriquée en Chine qui ne lui convenait guère car il beuglait son mécontentement avec tant de furie que quiconque autour aurait envie de lui arracher la tête pour le faire taire comme on aurait pu aisément le faire à sa figurine jaune merdique.

    Haussant les épaules, je remarquais une table un peu plus loin et je m’assis dos au mur, la porte battante de service menant à la cuisine à ma gauche.

    Une serveuse sortit de la cuisine avec des bières Budweiser sur un plateau. Je ne la connaissais pas. Encore une de ces étudiantes écervelées de première année qui croit pouvoir concilier petit ami, études universitaires et un job comme celui-ci. Elle s’arrêta net à ma hauteur et me regarda la tête un peu de travers, les doigts vissés sur son stylo, ses dents blanches mâchouillant avec nonchalance du chewing-gum et un décolleté pareil à ceux de Rita Hayworth. Et avant qu’elle n’ouvre la bouche, un méchant préjugé me trottait déjà dans la tête. Elle continua de me fixer de la même manière s’attendant sûrement à une réaction de ma part et plus je l’observais, plus j’avais la vilaine impression qu’elle me considérait avec autant d’égard que si j’avais été une mouche à merde engluée sur du papier tue mouche. Elle ne leva ensuite plus le nez de son calepin et prit ma commande sans me regarder puis elle tourna les talons et décampa sans aucune forme de politesse.

    Je l’arrêtai tout de même alors qu’elle se trouvait à hauteur du grand aquarium, à plus de dix mètres de ma table, là où il y avait souvent un attroupement de gosses dont certains pour mieux apercevoir des poissons clown n’hésitaient pas à s’aplatir le nez et dont d’autres aimaient étaler leur bave sur la surface vitrée, dessinant des arabesques blanchâtres sur la paroi de l’aquarium.

    Je lui dis qui j’étais et lui demandai d’aller chercher Heather. Elle parut à peine étonnée et partit vers les cuisines.

    Quelques minutes plus tard, Heather arrivait, un sourire aux lèvres. Elle était heureuse de me voir, cela ne faisait pas de doute et il me fallut beaucoup de courage pour ne pas lui mentir. Mon passage à l’improviste lui avait peut être fait croire que je l’allais lui annoncer une bonne nouvelle ou que je lui amenai un petit cadeau surprise ou je ne sais quelle idiotie capable de germer dans le cerveau d’une femme.

    Heather héla Sadie qu’elle prenait sa pause.

    Je la laissai parler. Je retenais à peine ce qu’elle me disait. J’étais bien trop concentré sur ce que j’allais lui dire. Au bout de plusieurs minutes, je n'avais pas encore touché à mon café qui devait être à présent froid, exaspéré par ma propre lâcheté, je lui coupai sèchement la parole.

    Elle me regarda avec ses grands yeux qui se voilèrent un instant de tristesse, enroula une mèche de cheveux derrière son oreille et nous nous regardâmes longuement et intensément, comme jamais nous nous étions regardés.

    Un instant plus tôt, j’allais lui dire que je la quittais et là, sans aucune explication, je la retrouvai. Je retrouvai la Heather que j’avais aimée et que j’aimais toujours.

    Je lui pris les mains, déposai un léger baiser sur ses lèvres et lui dit que je l’aimais et aussi brusquement je me relevai, ce qui la surpris.

    Elle sourit. Elle était si radieuse que n’importe quel homme dans le snack, rien qu’en la regardant aurait pu tomber sous le charme.

    Je la regardai une dernière fois avant de lui dire à ce soir et je sus, aussi sûrement que la pluie allait s’arrêter que j’épouserai Heather dans les mois qui viendront.

  • Stéphane ouvrit la porte le plus doucement qu'il put

    littérature,écriture,romanToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman (l’incipit), écrire une nouvelle.

    « Stéphane ouvrit la porte le plus doucement qu’il put. », Forêt interdite, Mircea Eliade.

    Stéphane ouvrit la porte le plus doucement qu’il put. Mais cela ne suffit pas. La charnière de la porte grinça et Hélène se retourna dans le lit. Nous étions dimanche, lendemain des errances nocturnes de Stéphane et une chaussette perdue ou un caleçon égaré dans notre chambre était sans doute la raison de son entrée titubante. Il fourragea alors discrètement dans un tas de linge sale, sembla hésiter, partit puis revint et enfin quitta la pièce en me laissant perplexe.

    Ça ne lui ressemblait guère. Des rais de lumière jouaient avec quelques poussières de l’air que je suivais des yeux un cours instant. Qu’est-ce qu’il cherchait donc ? pensai-je. Je déposai un baiser sur la nuque d’Hélène et m’assis sur le rebord du lit pour enfiler un caleçon. Elle dormait encore.

    J’enfilai mes chaussons et quittai la chambre précautionneusement.

    Je trouvai Stéphane dans la cuisine, pas rasé, ses longs cheveux bruns en bourrasque, une mine à filer le bourdon à un car entier de joyeux fêtards, les yeux noyés dans son café noir qui fumait encore. Je m’assis en face de lui, m’efforçant de soulever les pieds de la chaise pour ne pas que cela grince. Sans lever les yeux, il poussa dans ma direction la verseuse et je lui lançai comme l’accoutumée, c’était un peu notre rituel du dimanche :

    —    Trop bu ?

    En principe, cette première tirade était le signal pour qu’il puisse me conter ses exploits Donjuanesques, ses beuveries interminables et ses amours du petit matin tandis que je trempais religieusement mes tartines beurrées dans le café. A la place de çà, il me répondit :

    —    Sans doute…

    Je levai un sourcil interrogateur à l’affût d’une explication de Stéphane qui ne vint pas.

    Son mutisme me renseignait davantage qu’un long discours. Et il continuait de fixer son café comme s’il eût pu lui révéler une information des plus précieuses.

    Je réfléchis un instant puis poussa mon bol sur le côté pour lui signifier que ce que j’allais lui dire était plus important que mon café du matin.

    —    Stéphane, lui dis-je.

    Penaud, il releva à peine la tête.

    —    Stéphane, insistai-je.

    —    Oui, répondit-il à voix basse.

    —    Je n’ai pas envie de tourner autour du pot. Je suis à peine réveiller et je me doute bien que tu n’as pas farfouillé dans ma chambre par hasard. Alors je t’écoute.

    Il souffla et baissa de nouveau sa tête ébouriffée.

    —    Que c’est-il passé cette nuit ? repris-je.

    À ces mots, il se redressa nerveusement et se ramollit aussitôt.

    Il resta alors silencieux et cela me parut interminable. Mais je coirs que je pressentais qu’il allait tout me raconter et sans prévenir, les mots sortirent de sa bouche comme des rafales d’arme automatique, un flot continue entrecoupé de quelques respirations nerveuses. Au début, cela ressemblait à toutes ses sorties arrosées qui se concluaient en général en un rapprochement endiablé des corps sur n’importe quelle couche qui put faire l’affaire.

    Mais ensuite cela parut confus. Stéphane fut pris de sanglots et je ne comprenais pas tout. Tout parut plus clair quand je reliais les bribes de phrases : viol… elle m’accuse…elle va porter plainte…

    Je compris qu’il était sérieusement dans le pétrin.

    Je lui dis alors :

    —    Je n’ai pas besoin de te demander si tu l’as…

    Il releva la tête et me répondit :

    —    Tu ne me crois pas capable de faire de telles choses, j’espère ?

    —    Non, repris-je, mais je voulais te l’entendre dire, continuai-je.

    —    Si c’est ainsi… non, je ne l’ai pas violé… voilà, c’est dit.

    De nouveau un long silence. Il me regarda, surement étonné par ce que je venais de lui dire, et releva les sourcils tout en faisant une moue un peut triste ; j’espère que je ne l’avais pas blessé.

    Je me levai, posai ma main sur son épaule et ajoutai :

    —    Stéphane ? Je serai toujours là pour toi. Tu peux compter sur moi et sur Hélène. On va chercher un avocat qui va te tirer d’affaire.

    Des mois ont passé.

    J’entre à présent dans la pièce sale et un peu sombre. Stéphane est devant moi. Je ne vois que lui. Je le salue. J’ose à peine lui parler tant il a à me dire. J’observe son visage, émacié et fatigué. Il paraitrait presque serein si je ne le connaissais pas. Je me plonge dans ses yeux, si noirs, si sombres, si tristes à présent : des larmes me viennent presque car je repense à ce que je lui avais dit, à ces mots qui résonnent dans ma tête, qui viennent frapper mon crâne comme de petites balles rebondissantes avec lesquelles aiment jouer les enfants. « L’avocat va te tirer d’affaire », « tirer d’affaire »… Je ne sais plus quoi lui dire. C’est lui qui me remonte le moral, lui qui me dit de tenir le coup. Lui qui sourit.

    Je rentre chez moi, anéanti. C’est ubuesque. À chaque fois que je vais lui rendre visite au parloir, çà se passe ainsi.

    J’ai presque envie de ne plus lui rendre visite.

  • Mon voyage est fini

    littérature,écriture,romanMon voyage est fini.

    Ils m’ont pris ma petite chaîne en argent avec la croix et mon chapelet. Je ne m’en sépare jamais.

    Tout s’est arrêté ici. J’avais encore un peu d’espoir hier mais à présent, c’est fini.

    Ils ne m’ont même pas laissé les lettes de Ndella. Sont-ils humains ces gens-là pour priver un père de quelques feuilles, quelques lignes de ses enfants et de sa femme. Que croient-ils ? Que je me suiciderai en avalant une lettre de travers ?

    La pièce est propre. Un béton peint en vert pâle au sol, un lit parallélépipédique d’un vert plus foncé surmonté d’un matelas beige. Sur le mur opposé, une vasque en inox au pied du même vert que le lit. Un carré de huit carreaux blanc au-dessus de la vasque avec en son centre un bouton poussoir rond en inox pour faire jaillir l’eau d’un minuscule robinet lui aussi rond.

    Dans le coin de la pièce, toujours assorti du même vert, un étroit tabouret en face d’une table toute aussi étroite et fixée solidement au mur. Sur la table, un gobelet blanc, une assiette blanche. Sur le lit, un pyjama gris, et des ouvertures bleu foncé. Il y a aussi des toilettes vertes sans abattant. Les murs sont gris et la fenêtre blanche est sinistre : une grille, six barreaux verticaux, six barreaux horizontaux, balafre la vue.

    Aucune envie de s’approcher de la vitre. Voilà, rien d’autre. Rien de saillant. Tout a été pensé pour qu’on ne puisse pas se blesser ou plutôt se suicider. On vous traite comme un criminel mais on ne voudrait surtout pas que vous trépassiez dans cette cellule aseptisée, lisse et impersonnelle avant de vous avoir enfourné dans un charter bondé. Mon crime, ne pas avoir la nationalité allemande.

    Demain matin, ils viendront me chercher, ils me l’ont dit, et menottes aux poignets, comme un colis honteux, ils me charrieront à travers les salles d’embarquement de l’aéroport de Zurich Kloten.

    Je réfléchis. Je suis trop naïf. Non, ils doivent certainement nous faire passer loin des passagers, pour  ne pas les effrayer.

    Je m’allonge à présent sur le matelas et je me roule en boule. J’entends le souffle lancinant de la ventilation et je pense aux animaux de mon pays, aux histoires et aux contes que me racontaient mes parents quand j’étais enfant. Je passe mon doigt sur le mur à peine rugueux et le paysage de mon enfance défile sous mes yeux : plaines à la terre ocre où le parfum chaud et sec du vent enivre la brousse, attise les feux et parfois les esprits, comme avec les chasseurs qui sont souvent des sans-fout-la-mort*. Je revois ma femme, mes enfants en pleurs et ma belle-famille quand je suis parti plein d’espoir à l’idée d’aller chercher du travail en Allemagne. Je n’allais pas être seul, kōko* Diouma, la doyenne pourrait m’aider. M’apprendre un peu la langue, me dépatouiller avec l’administration et me conseiller pour trouver un travail.

    Je suis lettré*, je suis allé à l’université de Bangui. Mes langues natales sont le français et le sango* mais je n’ai pas appris l’allemand. A l’université, j’ai appris l’anglais mais pas l’allemand. Je n’aurais pas du écouter kōko Diouma. J’avais peur de misérer* dans les rues sordides de Bangui et de ne plus pouvoir nourrir ma famille. J’avais peur d’être seul en Europe alors je suis parti en Allemagne. Le voyage fut éprouvant. Un long voyage qui a failli m’enlever la vie plusieurs fois.

    Arrivé là-bas, ça aurait pu marcher mais ça ne s’est pas passé comme prévu. Au début si, kōko Diouma s’occupait bien de moi mais au bout de deux mois, un matin, elle ne s’est pas levée comme d’ordinaire et je l’ai trouvé sans vie dans son lit, le visage calme, avec un sourire narquois au coin des lèvres, les yeux presque étonnés de s’être fait surprendre par la mort. Elle semblait si sereine tandis que j’étais terrifié à l’idée de me retrouver seul dans un pays que je connaissais à peine et où j’allais devoir me dépatouiller avec une langue qui m’était encore totalement étrangère. J’aurais pu me débrouiller en anglais mais dans le quartier turc où kōko Diouma logeait, peu de gens le comprennent.

    Sans kōko Diouma, en à peine un mois, je me retrouvai à la rue, sans presque rien et surtout sans papiers.

    Je suis à présent dans cette cellule morne et moderne et peut être que c’est mieux ainsi. Peut être que je n’étais pas prêt à travailler dans un pays si loin de ceux qui me sont chers, un pays si différent de mon Ködörösêse tî Bêafrîka*, qui me manque tant.

    Demain, la porte s’ouvrira ; on viendra me chercher.

    Je suis presque soulagé.

     

    sans-fout-la-mort : mot français d’Afrique signifiant casse-cou

    kōko : grand-mère en sango.

    lettré : mot français d’Afrique signifiant qui sait lire et écrire.

    misérer : mot français d’Afrique signifiant vivre dans la misère.

    sango : une des langues officielle avec le français de la République Centrafricaine.

    Ködörösêse tî Bêafrîka : République Centrafricaine en sango.

  • Le sentier longeait la falaise

     

    littérature,écriture,romanToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman (l’incipit), écrire une nouvelle.

    « Le sentier longeait la falaise. », L’arrache cœur, Boris Vian.

     

    Le sentier longeait la falaise. J’aimais marcher sur la grève à marée basse et aller le plus loin que je pouvais, là où l’écume léchait les galets et où souvent mes petites sandalettes finissaient trempées.

    Sur la côte d’Albâtre, les falaises en craie, telles des marches pour Géant narguaient l’océan, découpaient le ciel avec leur profil décharné, strié, taillé à coups de tempête, de grandes marées et de déferlantes.

    Jadis on prenait le sentier la peur au ventre, redoutant de se faire aplatir par toute la masse capricieuse qui surplombait la grève insolemment. Mais à présent, le risque n’y était plus. Nul besoin d’accélérer le pas. Inutile de lever la tête et de se faire une frayeur en apercevant un gros rocher blanc en équilibre précaire. Non, on peut à sa guise prendre son temps à l'abri des filets et s’enivrer des embruns à marée montante.

    On peut aussi s’arrêter et prendre le temps de poser son regard.

    S’asseoir sur le chemin sablonneux, ancrer tout son corps, se pelotonner dans le vent et laisser ses pensées divaguer au gré du moutonnement des vagues et de l’écume. Regarder. Fouiller de son regard toute cette immensité aux reflets vert-pâle, mouvante et à la surface obéissant à l’astre du jour. Simplement regarder. Même si c’est vain, inutile et dérisoire. Regarder. S’emplir la tête de cet océan pour mieux la vider de tous les tracas, misères et médiocrités. Remplir sa coupe de bleu azur, de blanc cotonneux, de vent écume, de gris galet pour mieux oublier ces images criardes qui défilent à longueur de journée sur nos écrans. S’emplir les poumons. S’emplir le nez. S’emplir la bouche. Fermer les yeux et écouter le ressac. S’emplir de tout. S’emplir de la vie.

    Voilà, c’est tout. Se poser et regarder.


  • Lorsque l'Enquêteur sortit de la gare, il fut accueilli par une pluie fine mêlée de neige fondue

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman (l’incipit), écrire une nouvelle.

    « Lorsque l’Enquêteur sortit de la gare, il fut accueilli par une pluie fine mêlée de neige fondue. », L’Enquête, écriture,nouvellePhilippe Claudel.

     

    Lorsque l’Enquêteur sortit de la gare, il fut accueilli par une pluie fine mêlée de neige fondue. Il fit alors un geste pour se couvrir la tête mais sa main resta comme suspendue derrière sa nuque, ses doigts gigotant autour du col de son duffel-coat à la recherche d’une hypothétique capuche qu’il ne trouvait pas. Il s’arrêta sous la lumière pâle et orangée d’un lampadaire. La rue était étrangement calme pour un vendredi soir : aucun passant à gauche ni à droite. On entendait au loin qu’un vague et étouffé cliquetis qui semblait provenir des alentours de la gare : certainement une rame qui venait de s’ébranler et qui tirée par une de ces locomotives diesel noire et joufflue partait en direction de L., pensa-t-il.

    Puis il reprit son chemin. La pluie avait cessé de tomber mais pas la neige qui à présent floconnait plus drue glaçant les trottoirs d’une couche délicate et évanescente. L’enquêteur marchait machinalement, l’esprit embrouillé. Il passa la main dans ses cheveux humides et il ne comprenait toujours pas pourquoi son duffel-coat n’avait pas sa capuche. Perdait-il la tête ? Il se le demandait et il finit par se convaincre que sa veste n’avait jamais eu de capuche quand il tourna à l’angle de la rue A. et du boulevard P.

    Quand il arriva en bas de chez lui, la neige formait alors une couche de plus de cinq centimètres sur le sol. Il fit le code à quatre chiffres. Rien ne se produisit. Il le refit. Rien. Il le fit à nouveau. Toujours rien.

    Il souffla, posa son sac en toile sur les marches et prit son portable pour appeler la concierge Mme V.

    Evidemment, elle ne répondit pas. Il pensa un instant crier mais à l’idée que l’immeuble verrait ses fenêtres s’illuminaient, et que des têtes renfrognées aux paupières endormies se pencheraient sur lui, l’examineraient méchamment afin de savoir qui était le malotru capable de les réveiller à une heure si tardive, il abandonna cette idée.

    Il sonna alors au hasard à l’interphone car il ne pouvait pas décemment sonner chez la concierge au risque de réveiller son canari cardiaque, la sonnette de tous les appartements étant des plus assourdissantes. Un canari cardiaque, cela lui apparut subitement ridicule et il ne se souvenait plus qui lui avait dit cela, la concierge ? Un voisin ?

    Un coup, deux coups, trois coups… puis un grésillement suivi d’un long silence. Il parla. On l’écouta. Et de nouveau un long silence troublant. A la place de lui ouvrir la lourde porte en inox gris, on lui raccrocha au nez.

    Durant les trois ou quatre heures qui suivirent, il sonna à tous les boutons qui mouchetaient la petite grille rectangulaire de l’interphone ayant le loisir de découvrir, hormis le sien, les noms de tous les voisins qui habitaient son immeuble, certains qu’il ne connaissait ni de vue, ni de nom, d’autres qu’il croisait régulièrement et qu’il saluait aimablement d’un bonjour Monsieur ou d’un bonjour Madame et dont le plus souvent il ignorait le patronyme. Personne ne lui répondit. Personne ne lui ouvrit et ce n’est qu’aux premières lueurs du jour, quand la ville endormie et emmitouflée dans un manteau de neige s’apprêtait à se réveiller, que la porte s’ouvrit sans trop qu’il ne sache comment. Sur le coup, il sursauta et grelottant, les muscles raides comme des piquets de tente, il eut toutes les peines à franchir les quelques dizaines de centimètres qui le séparaient du hall chauffé. Quand ce fut chose faite, serrant son sac en toile humide sur sa poitrine, il appela l’ascenseur et il lui sembla alors que celui-ci descendait avec une lenteur extrême. La porte finit pas s’ouvrir et il s’engouffra dans la cabine. Il appuya sur le numéro cinq, la porte se fermait au moment où une jambe interrompit le processus. Une personne essoufflée entra. Un grand homme au visage banal et sévère, au costume sombre dont les manches étaient élimées, le salua. L’homme n’appuya pas sur les boutons de l’ascenseur. Désirant être aimable, il engagea la conversation et s’étonna des tremblements de l’Enquêteur. L’Enquêteur le remercia et lui répondit de ne pas s’inquiéter davantage et qu’un désagrément était responsable de son triste état. L’homme ne dit alors plus rien et quand l’ascenseur atteignit le dernier étage, il quitta la cabine si précipitamment que l’Enquêteur intrigué et désirant savoir où il logeait, n’eut pas le temps d’apercevoir la porte de son appartement qui claqua dans le vide. Ses pas lourds et fatigués le menèrent devant sa porte et il allait introduire la clef dans le canon en laiton quand il suspendit son geste.

    Le numéro 57 en lettres dorées lui faisait face, il lâcha alors son petit sac en toile qui rebondit mollement sur le paillasson orange qu’il ne reconnut pas. Des bruits venaient de l’appartement, une musique étouffée dont la mélodie lui rappelait l’écriture subtile et délicate d’un concerto pour piano de Mozart, couverte par ce qui lui semblait être un poste de télévision. Il ne se hasarda pas à introduire la clef et complètement désappointé, cherchant du regard les autres numéros du couloir, il allait partir quand un homme ouvrit violement la porte de l’appartement 57 et lui dit :

    —      Que voulez-vous ?

    —      Je… dit-il et il ne parvint pas à articuler la suite tant son cerveau s’était arrêté de fonctionner à la manière d’un cœur qu’on prive de sang ou d’un appareil électroménager qu’on débranche du secteur.

    L’homme de l’appartement 57 regardait l’Enquêteur et le prit pour un sans-logis à la vue de l’état de ses vêtements. Il lui dit alors :

    —      Qui vous a ouvert ?

    —      Je ne sais pas, lui répondit l’Enquêteur toujours aussi grelottant dans ses habits humides.

    L’homme lui mit alors une pièce dans la main et lui dit :

    —      Je vais vous raccompagner.

    —      Me raccompagner ?

    —      La concierge ne doit pas vous voir, lui dit-il en souriant.

    Elle appellerait la police.

    —      Mais je ne suis pas un SDF. Vous vous méprenez.

    —      Oui, oui, bien sûr. Qu’est-ce que vous faisiez là, devant ma porte ? Vous alliez sonner et me demander une petite pièce ?

    —      Non.

    Il le prit par le bras et l’entraîna presque paternellement vers l’ascenseur.

    —      Ne vous inquiétez pas, je vous raccompagne.

    —      Mais vous ne comprenez pas.

    Il appela l’ascenseur qui n’avait pas bougé d’un pouce : les portes s’ouvrirent.

    —      Vous ne comprenez pas, je rentrai chez moi.

    —      Pardon, lui dit l’homme. Chez vous ?

    —      Oui, chez moi.

    —      Je ne vous connais pas.

    —      J’habite ici… je veux dire, à cet étage… au numéro 58.

    —      Parbleu, il n’y a pas de numéro 58 ici ! Qu’est-ce que vous me racontez là !

    —      Attendez… J’habite ici… Regardez la clef de mon appartement.

    L’homme l’examina attentivement tandis que les portes de l’ascenseur se refermèrent doucement.

    —      Oui, c’est bien le même modèle de clef… une Tesa, mais qu’est-ce que ça prouve ? Vous l’avez sans doute trouvé dans la rue, ou volé ou je ne sais quoi…

    —      Non, j’habite ici. Comment dois-je vous le dire ?

    —      Ecoutez, je ne comprends rien et vous me fatiguez à présent. Je connais tous mes voisins depuis plus de cinq ans et vous n’en faites pas partie et il n’y a pas d’appartement 58 ni au 5ème, ni au 4ème, ni à aucun autre étage de notre résidence.

    La porte s’ouvrit à présent et l’homme du trainer l’Enquêteur qui s’était affalé et pleurait doucement comme un enfant apeuré, recroquevillé telle une bête aculée, désespérée, vidée et soûle de tout ce qui lui arrivait. Il ne comprenait plus rien. Tout s’effondrait comme un château de cartes qu’une main sadique et folle s’évertuait à balayer d’un revers et sa vie d’Enquêteur si prévisible avant semblait se dérégler à présent d’une manière si incompréhensible qu’il doutait même que ce qu’il lui arrivait était réel. N’était-ce pas un absurde cauchemar ? N’allait-il pas se réveiller tranquillement avec à ses côtés, au bout de son lit, son fidèle chat qui ronronnerait comme à l’accoutumée.

    Il ouvrit les yeux. Il passa sa main sur ses joues humides et s’aperçut qu’il était de l’autre côté de la vitre. Tout était à recommencer.

    Il regarda les marches et la neige qui y affleurait. Il tourna la tête et vit le long tapis immaculé parsemé de cristaux de glace.

    Aucune trace. Aucun pas aux alentours. La ville devait bien se réveiller, pensa-t-il.

    Il se leva machinalement, tapota ses mains pour se les réchauffer et s’aperçut qu’il n’avait plus son sac en toile. Il fit un tour sur lui-même, regarda à ses pieds, près de la porte, dans le hall en collant sa tête près du double vitrage de la porte. Rien. Seulement la buée qui faisait une tache grasse et ovale sur le carreau. Le sac avait du tomber tout à l’heure.

    Il s’assit ou plutôt se laissa glissé complètement las, totalement vidé de toute énergie. Les minutes défilèrent et il semblait prostré, sans réaction aucune. Dans la rue, à l’image de son esprit qui s’était ennuagé d’un brouillard cotonneux et lourd de résignation, de lassitude et d’incompréhension, rien ne se produisait. Pas une auto ne roulait sur la chaussée vierge, pas un passant ne foulait de ses pieds cette neige promettant d’être craquante sous la semelle, pas un oiseau ne fendait l’air étonnamment clair et limpide. Il n’y avait que le souffle de l’Enquêteur qui butait contre une montagne d’indifférence.

    En fin de matinée, toujours un peu plus transi de froid, il esquissa quelque geste gauche, inutile et vain.

    Puis il se replongea dans une espèce de rêverie où l’esprit vagabonde dans les prairies vertes du passé. Il resta ainsi dans cette quasi extase économisant ses gestes comme un avare ses sous, recroquevillé, le dos appuyé sur un des murs de son immeuble.

    Le soir, par un miracle qu’il ne comprit pas, la porte s’ouvrit et ses jambes l’entraînèrent dans le hall, dans l’ascenseur et au cinquième étage. De nouveau, il ne trouva pas l’appartement 58 et un des résidents le refoula hors de l’immeuble. Cela se reproduisit le lendemain puis le surlendemain.

    Et à l’heure où j’écris ces quelques lignes, je puis vous assurer que l’Enquêteur est toujours assis en bas de son immeuble et ce soir, la porte s’ouvrira, il marchera difficilement dans le hall comme si chacun de ses pas allait être le dernier, il s’engouffrera dans la cabine qui l’entrainera jusqu’au cinquième étage et là, pour une raison qui reste inexplicable, la porte vernie de son appartement, celle-là même que sa main poussa de si nombreuses fois, ne se trouvera plus à sa place.

  • Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées

    Robet Merle.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman (l’incipit), écrire une nouvelle.

    « Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées, qui à perte de vue, flanquaient les deux côtés de la rue. », Week-end à Zuydcoote, Robert Merle.

     

    Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées, qui à perte de vue, flanquaient les deux côtés de la rue. Un homme marchait, comme furieux. Quiconque l’aurait vu aurait prit peur. Mais il n’y avait personne à part lui. Il avançait à grands pas, allongeant la foulée au maximum, tendu vers quelque chose qu’il ne pouvait encore apercevoir.

    Sous son crâne qui s’était dégarni avec l’âge, un bouillonnement. Il ressassait comme dans un mauvais rêve, sans pouvoir sans défaire, les dernières paroles de sa fille Eléonore qu’elle avait prononcé avant que la ligne téléphonique ne soit coupée. « Papa, elle arrive… » Et puis plus rien. Il resta hébété un long moment, le combiné à la main, ne sachant que faire, à côté de la télé allumée sur une des chaines d’info qui continuait à vomir toutes les misères et les tourments du monde entier.

    Les mêmes mots revenaient comme le bruit du ressac qu’il entendait tout près. Les vagues roulaient en un bruit infernal, se brisant sur la digue en soulevant des gerbes d’eau et d’écume, et lui laissaient entrevoir le déchainement qui avait du se produire quelques heures plus tôt quand il monta dans sa Cadillac Série 62, un modèle coupé de 1948. Ses vieilles mains calleuses tremblaient encore quand il mit le contact. Le vaillant moteur toussota quelque peu, hésita, bougonna d’être réveillé en pleine nuit de septembre mais capitula sous l’insistance du démarreur. Il pleuvait et les essuie-glaces de la Cadillac noire, lustrée comme au premier jour, peinaient à évacuer les trombes d’eau qui s’abattaient sur le coupé. L’autoroute en direction de la côte Est était déserte mais de l’autre côté de la rambarde, deux lignes ininterrompues et éblouissantes de phares s’étiraient jusqu’à l’horizon.

    La Cadillac se trainait à 35 milles par heure : les rafales étaient terribles. Des embardées sans arrêt et au volant, le vieil homme avait peine à cramponner le volant.

    Il roula toute la nuit pour arriver sur la côte Est, près de Charleston, là où habitait sa fille Eléonore.

    Sur place, ce fut la désolation. Pas âme qui vive. Tous avaient fui et les rares personnes qui étaient restés sur place en dépit des recommandations des autorités, se terraient chez eux.

    L’homme habitait à Maryville près de Knoxville en Floride dans une petite maison en bois bleu clair dont la toiture en bardeaux délavée, marron et gris sale, donnait à l’ensemble un aspect miteux. Un spacieux porche où sommeillait un banc en bois, des fenêtres à guillotine ovales dont la peinture blanche écaillée faisait triste mine, et on aurait presque pu se croire dans une de ses demeures style néo-colonial délabrées et abandonnées dans les quartiers pauvres de la périphérie. Le jardin comme le trottoir, où de mauvaises herbes avaient pris possession du territoire, était dans un état déplorable preuve que le pauvre homme n’entretenait plus les extérieurs.

    Le soleil, un peu plus bas sur l’horizon à présent, brillait toujours et faisait ciller l’homme. Le ciel était limpide et bleu. C’était presque surréaliste. Pas un nuage. Le vent avait tout balayé, poussant sur son passage les cumulonimbus et les voitures qu’il avait par endroits retourné comme des crêpes et que l’homme à présent découvrait.

    Il avait bien marché déjà une bonne heure. La Cadillac noire n’avait pas daigné aller jusqu’au bout. « Un caprice de jeune fille », murmura-t-il, pour lui-même, un léger sourire aux commissures des lèvres comme pour se rassurer que tout n’allait pas de travers.

    Plus il avançait et plus ce qu’il craignait se matérialisait devant lui : l’ouragan était passé là avec fureur.

    Il s’arrêta quelques instants et s’assit sur les marches d’une maison. Dans ses souvenirs, la maison ne devait plus être très loin mais il n’avait jamais fait le trajet à pied et en voiture, les repères ne sont plus les mêmes, pensa-t-il.

    Quelques minutes plus tard, il repartit. Des mouettes au loin, en direction de la grève, tournoyaient dans le ciel orangé, et par moments, elles semblaient faire du sur place tels des cerfs-volants attachés au sol.

    Plus loin, il dut s’arrêter : la rue était impraticable, elle était remplie entièrement de débris où on pouvait même distinguer un pick-up et deux quatre-quatre. Un géant qui aurait lancé du premier de chaque maison tout le mobilier aurait sans doute obtenu le résultat qu’avait à présent le vieil homme devant lui. C’était un amoncellement informe, hétéroclite et effrayant que le bon sens et la raison avaient peine à expliquer, un de ces mystères de la nature qui ramène l’Homme à sa juste place, une petite fourmi bien démunie face aux tremblements de terre, éruptions volcaniques, tornades ou cyclones.

    Il rebroussa chemin et prit une rue à angle droit. Le vent avait fait là beaucoup moins de dégâts. Il marcha quelques centaines de mètres, des morceaux d’ardoises se brisaient sous ses pas, croisa un chat noir qui s’enfuit sur son passage puis revint dans la rue principale.

    Il était déjà tard quand il arriva à destination. Le soleil orangé et bouffi s’écrasait déjà sur les terres, en face de l’océan.

    Il eut un temps d’arrêt. Son regard embrassait toute la rue à l’endroit même où il s’attendait à trouver ce qu’il venait y chercher.

    Mais il n’y avait rien et il en tressaillit.

    Au plus profond de lui-même, il savait. Mais cela ne lui revenait pas. C’était comme une vaguelette qui n’atteint jamais le rivage, qui vient lécher les abords de la grève sans y parvenir, un flux et un reflux sans fin ou Sisyphe condamné à faire rouler éternellement un rocher sur une colline dans le Tartare.

    Cela dura. Il était comme prostré, fouillant dans sa conscience méticuleusement.

    Une heure passa. Puis une autre. Et toujours ce regard dans le vague.

    Enfin il se leva, fit un tour complet sur lui-même, puis quelques pas.

    Pourquoi était-ce cet endroit alors qu’il n’y avait aucune maison à plus de cinq cent pieds à la ronde ?

    Il fourrageait dans sa mémoire, toujours plus agacé de n’y rien trouver. Et plus le souvenir semblait émerger, remonter à la surface, affleurer l’horizon de sa conscience, plus il devenait nerveux.

    Quand il comprit, il explosa en sanglots et s’effondra sur le trottoir de la rue. Une bulle venait d’éclater. Quelque chose en lui venait de se rompre, comme un barrage qui cède sous le poids de l’eau.

    Tout lui tournait. Il était ivre des ses souvenirs. Cela lui était revenu, comme çà, d’un coup, en bloc. Sa fille Eléonore. Sa mort tragique, il y a maintenant neuf ans au cours du cyclone Opal, le 04 octobre 1995. La douleur. Le manque, incommensurable.

    La nuit vint.

    Il était encore là, hagard, le regard toujours dans le vague à peine troublé par la lumière pâle et clignotante d’un des lampadaires de la rue. Le courant avait été rétabli.

    Il dormit sans doute et au petit matin, transi de froid, tremblant de la tête aux pieds, il reprit son chemin.

    Il cherchait sa Cadillac et il se demandait bien qu’est-ce qu’il était venu faire dans un coin pareil.

    De nouveau, il avait tout oublié. Et c’était peut-être mieux ainsi.ouragan.jpg

  • La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle.

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase (ou ici des trois premières) d'un roman, écrire une nouvelle.

    "La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bucher à l'aube.", Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, Mathias Enard.

    mathias_enard.jpgLa nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l’aube. Et tous les spectres qui ont bu jusqu’à l’ivresse et qui se noient dans ses bras à peine soutenus par des lumières criardes et stroboscopiques, soulés par ce trop-plein de musique insupportable, sortent et brûlent leurs ailes à la lumière du jour. A peine quelques pas dehors, vacillant, cherchant leurs clefs dans leurs poches sans fond, ils se retournent sur celle qu’ils ont ramassé sur une piste trop clinquante et là, ils doutent déjà. Ils doutent d’avoir été avec cette fille qui à présent, en pleine lumière, se traîne sur le macadam sale.

    Ils se retournent à nouveau mais ne la reconnaissent toujours pas. Ce n’est pas cette fille qu’ils avaient désiré auparavant. Ce n’est pas cette fille qu’ils avaient abordé un verre à la main, le cœur battant et la peau moite. Pourtant ils ne l’ont pas lâché. Ce doit être elle. Ça ne peut être qu’elle et ils l’agrippent encore plus fermement pour ne pas se perdre. Elle est leur bouée, leur phare en pleine matinée soleilleuse et pourtant si sombre à présent. Quelques pas encore, une clef qui ouvre et la portière qui se referme comme un souffle apaisant. Le siège enveloppant et déjà, ils se sentent mieux, comme un poids en moins. La crainte qu’on la voit, que d’autres puissent la voir. Dans la voiture, c’est différent et ils démarrent. L’emmener, l’emmener loin, l’emmener on ne sait où, mais l’emmener. A leur appartement, ça serait bien. Personne ne sera, personne ne l’aura vu et personne ne la reverra.

    C’est mieux ainsi et à la prochaine sortie dans cette boîte de nuit hideuse, pensaient-ils, ils pourront recommencer. Encore et encore. Car la nuit désespérée de toujours courir après le jour, renait de ses cendres tous les soirs, inexorablement et insolemment.

  • J'ai décidé d'adopter Margueritte

    la-tete-en-friche.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase (ou ici des trois premières) d'un roman, écrire une nouvelle.

    « J’ai décidé d’adopter Margueritte. Elle va bientôt fêter ses quatre-vingt-six ans, il valait mieux pas trop attendre. Les vieux ont tendance à mourir. », Marie-Sabine Roger, La tête en friche.

     

    J’ai décidé d’adopter Margueritte. Elle va bientôt fêter ses quatre-vingt-six ans, il valait mieux pas trop attendre. Les vieux ont tendance à mourir.

    Enfin c’est ce que disait mon papy : « Tu sais p’tit Jean », il faut dire que je m’appelle Jean, « les vieux ont une fâcheuse tendance à mourir », ou quelque chose comme ça, je me souviens plus. Et comme pour se justifier car il aimait bien le concret mon papy, un matin d’hiver tout gris où il pleuvait comme vache qui pisse, il a préféré ne plus sortir  de son lit. C’est la dernière fois que je l’ai vu. Après ils l’ont mis dans une grande boite en bois verni. Je trouvais cela ridicule qu’on mette les gens dans une boite fermée, sans qu’on puisse voir à l’intérieur. Mon papy n’allait tout de même pas s’échapper.

    Sur le journal, mes parents avaient indiqué « mort d’une longue maladie ». J’avais cherché dans le dictionnaire toutes les maladies les plus longues comme la broncho-pneumopathie, ou la polyarthrite rhumatoïde, et j’avais écarté d’emblée la carie, la peste ou la lèpre mais peut être que je n’avais pas bien compris.

    Ma mamie, je ne l’avais jamais connu. Alors après le départ de papy au cimetière, il y a eut comme un grand vide dans ma vie. C’était plus comme avant. Mes parents allaient déposer des fleurs sur sa tombe régulièrement mais je savais bien qu’il était au ciel. Alors pourquoi toute cette comédie ? Il devait se marrer à nous voir en bas en train de parler à du marbre et déposer des géraniums devant une plaque portant son nom.

    Et puis il y a eut Margueritte. Des yeux vifs et bleus comme la carrosserie de l’une de mes voitures Majorette, celle du shérif. La peau du visage fripée comme le soufflet de l’accordéon à tonton Roger mais un beau sourire. Un sourire contagieux. Un de ces sourires qui donne envie d’être gentil avec elle. Margueritte, on a tout de suite envie de lui faire un gros câlin. Mais au début, j’osais pas. C’était bête. Mais j’osais pas. Mais avec le temps et comme mes parents s’étaient fait à l’idée de la laisser dans un coin du salon, près de la télé, pour qu’elle entende mieux, j’ai appris à la connaître. Elle avait pas tellement de famille et souvent elle restait là, à faire ses mots croisés, à lire ou à regarder l’écran.

    Au bout de quelques jours, quand on s’était apprivoisé à force de se regarder de coin, pour voir si l’autre regardait aussi, elle a commencé à me parler un peu. Au début, c’était quelques mots et puis après, d’un coup on sentit qu’elle avait plein de choses à dire, car ça sortit de sa bouche comme un robinet qui coule et qu’on peut plus arrêter : elle me parla de ses fleurs, de son fils, de sa vieille Quatre Ailes qu’elle avait vendue (je ne lui fit pas remarqué que toutes les voitures ont quatre ailes sauf peut être les accidentées), son ancien travail à l’usine, son ex-potager, son ex-mari (il était parti les pieds devant ?), et blablabla et blablabla… Tout s’emmêla dans ma tête et j’en avais le tournis à l’écouter mais à voir son beau sourire, je crois qu’elle avait était heureuse de me raconter tout ça, j’en avais pas compris la moitié mais je lui souris, content de lui avoir changé les idées.

    Ensuite les vacances arrivèrent. Je lui tenais compagnie et elle me racontait des histoires. Elle s’asseyait dans son fauteuil déglingué que papa avait récupéré, la deuxième vie des encombrants, disait-il et moi, j’allais chercher une chaise en paille de la cuisine pour me placer juste à côté d’elle. Je crois bien qu’elle partait d’une phrase et qu’après la suite lui venait comme çà, sans vraiment y réfléchir car souvent l’histoire était plutôt bancale, un peu comme son fauteuil d’ailleurs. Ce qui me plaisait, c’était de l’écouter. A d’autres moments, quand mes parents étaient au travail car il fallait que ça reste entre nous, elle me lisait des livres de grands. Je me rappelle d’une des premières phrases d’un des livres, ça m’avait marqué : « La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que Madame Rosa, avec tous ses kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines ». Margueritte m’avait expliqué, car il faut dire qu’elle aimait vraiment les livres, les livres c’était un peu ses enfants et j’avais remarqué que ses yeux étaient souvent tristes quand elle pouvait pas lire, donc elle m’avait expliqué que celui qui avait écrit le livre, la vie devant soi, s’appelait Emile Ajar mais qu’en fait son vrai nom, c’était Romain Gary, j’avais pas bien compris, une histoire de prix littéraire, et qu’il pouvait pas l’avoir deux fois. J’avais pensé alors que chercher des poux à quelqu’un sous prétexte qu’il avait écrit deux bons romans était bien un truc de grands.

    Momo, le petit du livre, était devenu mon ami. Je lui parlais. Je lui parlais quand j’étais seul sinon les grands m’auraient regardé avec leurs gros yeux soupçonneux car d’ordinaire, je ne parlais jamais.

    Mes parents aimaient raconter partout que j’avais parlé à six ans. Et à chaque fois, ça ne loupait pas, les autres faisaient leur bouille d’étonné à décrocher un « Ho ! » avec une bouche comme un cerceau de fille. Tout ça m’exaspérait et j’avais décidé, croix de bois, croix de fer, que les mots ne sortiraient plus de ma bouche. Tout le monde s’y était habitué, même mes parents et pour le voisins, j’étais idiot et quasi muet.

    Mais avec Margueritte, c’était maintenant différent. Et c’est pour çà que j’avais décidé de l’adopter  car elle ne me demandait jamais rien, elle n’exigeait rien, n’attendait rien en retour. Elle donnait, c’est tout.

    Pour fêter çà, en douce, on avait pris le café. Je n’avais pas aimé mais je m’étais rattrapé avec les biscuits Breton. Un vrai régal. Je me souviens encore de la joie de Margueritte et des petites miettes jaunes qui flottaient dans ma grande tasse ébréchée en porcelaine. Je trempais mes lèvres et Margueritte riait doucement en me voyant grimacer. Quelques jours plus tard Margueritte rejoignait papy. Mon adoption n’avait vraiment pas duré longtemps.

    Je ne parlais plus du tout, à part à Momo en cachette et c’est un peu lui qui me sauva de toutes ces idées grises et tristes qui se baladaient dans ma tête. Même la télé était silencieuse et dans le coin du salon, il  y avait des marques dans la moquette qui me rendaient vraiment triste. Je n’osais plus passer là et je préférais rester dans ma chambre avec les livres que je ramenais de la bibliothèque où je m’étais fait une carte toute neuve car désormais je lisais. Ça me vidait la tête et m’empêcher de trop penser à Margueritte. C’était tout ce qui me restait d’elle : Momo et l’amour des livres.

  • Je ne me souviens pas d'avoir entendu de déflagration.

    shinkuju-commute-harvey_1395_600x450.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Je ne me souviens pas d’avoir entendu de déflagration. », L’attentat, Yasmina Khadra.

     

    Je ne me souviens pas d’avoir entendu de déflagration. Une minute auparavant, je m’étais assis sur la banquette en plastique vert. La rame s’était ébranlée et déjà j’étais furieux à mon égard, frustré d’avoir oublié le roman que je lisais alors, toujours pressé de quitter la chambre d’étudiant que j’occupais au dernier étage d’une vieille et haute maison dans le quartier de Wazemmes.

    Ce soir-là, comme à l’accoutumée, j’allais diner au restaurant universitaire, passant dans la rue Charles Debierre, longeant l’église Saint-Sauveur. Souvent, l’hiver, près de la crèche, de pauvres gens s’abritaient sous un minuscule porche, se calaient le dos sur la porte et s’enroulaient, s’emmitouflaient, se couvraient et disparaissaient presque sous l’amoncellement crasseux de cartons, de journaux, de vieux tissus et de couvertures élimées. Quelque que soit la température, ils étaient là, à deux pas de l’église et même si je passais en toute hâte, forçant le pas, je les savais là, je les sentais  à ma gauche quand j’arrivais à hauteur de la porte d’entrée de la crèche. C’était devenu comme une habitude de les savoir à cet endroit mais une habitude à laquelle je ne pouvais m’habituer. Je me sentais impuissant et révolté qu’ils passent la nuit là et qu’ils ne puissent dormir sous un toit, dans une église.

    Ma main fourragea dans mes poches mais le livre n’y était pas. Une respiration plus appuyée, mes mains qui se serrent fort. J’allais devoir laisser trainer mes yeux tout autour. Je n’aimais pas ça. C’était justement pour ne pas avoir à faire ça que j’emmenais toujours un livre sur moi, pour me donner de la contenance et m’oublier dans la lecture.

    Elle enroula alors un doigt dans une mèche de cheveux blonds. Je le regardai furtivement. Des yeux clairs, vert je crois. Je n’avais pas la force d’appuyer mon regard. Une petite bouche surmontée d’un nez retroussé. Elle n’était pas vraiment belle, mais elle avait beaucoup de charme. Elle me fit penser tout de suite à Sonia. Elle ne lui ressemblait qu’un peu mais elle me fit penser à elle. D’une certaine manière, ce n’était pas très étonnant puisque je pensais à elle tout le temps. Je n’arrivais pas à la chasser de ma tête. Partout, en ville par exemple, quand je trainais, je croyais l’apercevoir. Mais j’étais constamment déçu, il me fallait attendre le soir en espérant qu’elle soit là avec ses amis pour la voir. Quelque fois je me postais en bas de son immeuble et j’attendais là, comme un idiot, espérant la voir ou je ne sais quoi d’autre qui n’arrivait évidemment jamais. Je me comportais constamment ainsi, comme si j’ étais un véritable demeuré, ignorant tout de ce que pouvait attendre, espérer et désirer une jeune femme.

    A présent, elle fouilla dans son sac et il me sembla qu’elle y cherchait un miroir. Je fus comme triste. C’était idiot. Je m’imaginai sans doute qu’elle pouvait tomber amoureuse de moi ou quelque chose comme çà. Pourtant c’était Sonia qui m’importait alors pourquoi fantasmer sur un inconnue que je ne reverrais jamais plus, je ne me l’expliquais pas. Une certaine bêtise. Ou une naïveté sans intérêt.

    Elle referma son sac et nos regards se croisèrent. Cela me parut très long mais je n’eus pas le temps de rougir, la rame se disloqua.

    Il y eut la poussière, le verre brisé, les gémissements et cette fumée âcre qui avait empli tout le tunnel à présent dans le noir à peine éclairé par les lampes de secours.

    Je reprenais connaissance et ma première pensée fut pour elle. Je la cherchai. Je fis quelques pas, titubant, écrasant le verre sous mes pas dans un silence inquiétant. Elle était étendue plus loin et à sa posture, je sus qu’elle était morte.

    Je ne la connaissais pas mais ce fut comme si tout c’était figé. Comme si un poids énorme s’était déposé sur mes épaules et qui m’obligeait à ployer, à m’asseoir, à m’affaler à ses côtés, les  oreilles sanguinolentes.

    J’étais là et pourtant je n’étais plus là, ou plutôt je ne voulais plus être là mais pour autant, je ne savais pas où je voulais être. Je ne savais plus rien. Je ne voulais plus rien. Je voulais que tout cela s’arrête.

    Il y avait d’un côté mon corps, couvert de plaies, ce qui d’ailleurs ne m’inquiétait pas plus que cela et d’un autre côté, mon esprit qui s’enfuyait, apeuré et qui se serait faufilé par un trou de souris pour se réfugier n’importe où, là où il n’y aurait rien, pourvu que cela soit possible.

    Les secours arrivèrent et ils me trouvèrent blotti contre elle.

    Plus tard, ils en déduisirent que nous avions vécu ensemble.

    Je ne démentis pas. Cela aurait servi à quoi d’ailleurs ? Et puis cela donna presque un sens à ce qui n’en avait pas.

  • Je cherchais un endroit tranquille où mourir.

    brooklyn-follies_.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Je cherchais un endroit tranquille où mourir », Brooklyn Folles, Paul Auster.

     

    Je cherchais un endroit tranquille où mourir.

    Paris m'exaspérait. La Baule et sa plage interminable biffée d'un trait grossier de résidences trop chics m'indifférait. J'avais bien pensé à une station balnéaire plus au nord, mais je ne connaissais que Le Touquet Paris plage. Et le Touquet, c'était un peu la Baule. Alors j'étais dans l'embarras et je ne voyais vraiment pas où m'installer.

    L'hiver passa et tout m'était devenu insipide. Même faire ma promenade quotidienne avec ma décapotable favorite, le crâne au vent, la tête fière et le pied lourd sur l'accélérateur de la belle italienne, à la recherche de regards féminins complices, ne m'apportait plus aucun plaisir. Toutes mes activités d'avant comme le Rotary Club, le bridge, le golf, le tennis et l'automobile club Ferrari qui auparavant avaient été source de joie et de fierté, m'étaient devenus étrangères. Je n'avais plus aucun goût à côtoyer tous ces lieux et surtout toutes ces personnes qui y trainaient, dont une grande majorité s'ennuyaient à mourir dans la vie et passaient là, toutes snobes qu'elles étaient, comme des fantômes dans une galerie des glaces. Trop occupées à regarder le piercing attaché au petit nombril, lui-même au centre du petit ventre de leur petite personne, elles ne cherchaient dans votre regard que le leur, toujours inquiets et rassérénés d'y percevoir leur importance.

    Au Rotary Club, dans un des salons non fumeurs, lors d'une de ces journées de printemps qui n'en finissait pas, je me délectais de la possibilité d'enfumer les membres du club d'un coûteux Havane sans que quiconque n'ose me faire le moindre reproche. Les volutes grises montaient de mon cigare et emplissaient la salle, provoquant sur leur passage quelques clignements d'yeux et petits toussotements mais pas de réaction. J'allais partir, un peu déçu du peu d'entrain à me rabrouer des membres du club quand je rencontrai une vague connaissance de ma défunte épouse, un dénommé Jean, notaire. Il était au courant de ma situation et même si je ne le connaissais que vaguement, je fus étonné par sa compassion et sa volonté de m'aider. Un peu décontenancé par son empathie, je finis par accepter de le revoir afin qu'il cerne un peu mieux ce que je désirais comme demeure.

    Je ne sus jamais qu'elles avaient été les rapports noués avec ma femme mais Jean fut néanmoins d'une grande courtoisie avec moi et il me dénicha la maison que j'avais toujours rêvée. C'était un peu tard, compte tenu des échéances de ma triste vie, mais je lui en fus infiniment reconnaissant.

    Trois mois après j'emménageai dans ma nouvelle demeure avec mon basset Copernic. L'affaire avait été vite conclue, les héritiers ne voulaient pas de la maison, ils préféraient de loin un bon chèque de banque à encaisser. Je ne leur en tins pas rigueur, la villa juchée sur un petit promontoire, non loin du golf de Saint Briac sur mer, fouettée par les embruns, était un petit paradis entre ciel, terre et mer. Côté océan, il n'y avait pas de ces escaliers qui frayent à pic au milieu des rochers, pour déboucher plusieurs dizaines de marches plus bas sur la grève sablonneuse. Nullement à craindre du côté des touristes en été : les plus téméraires auront bien du mal à gravir la petite falaise rocheuse en surplomb de l'océan. De l'autre côté, un petit grillage ceinturait toute la propriété de deux hectares environ, de quoi dissuader les curieux d'y entrer.

    Voilà mon petit coin de paradis. Ma dernière demeure. Mon dernier bateau amarré entre ciel et eau, prêt pour une ultime escale. C'était parfait, il n'y avait plus qu'à attendre.

    Au début, le calme et la tranquillité furent salutaires. Copernic gambadait la gueule haute, avec un port presque aristocratique, à travers tout le domaine, narguant l'écume de l'océan avec sa bave dégoulinante qui y tombait en petits paquets blanchâtres, visqueux et répugnants. Il arrosait copieusement de son pipi acide tout ce qui trainait et qui ne dépassait pas un pied de haut, certainement dans un souci de marquer son nouveau territoire et il réussit en quelques jours à faire crever les rares plantes qui poussaient dans la mince couche de sable qui affleurée de la roche et qui subissaient les assauts du vent : résultat, plus d'oyats autour de la maison. Quant à moi, j'avais pris possession d'un transat en bois verni à la toile bien accueillante et y passait le plus clair de mon temps en compagnie d'un verre de cognac ou de pastis suivant mon humeur, avec toujours à portée de main ma boite de cigares, mon journal et un bon roman. Je n'avais donc rien à faire, pas même surveiller Copernic qui de part sa petite taille ne pouvait aller guère loin. De temps à autre, je me levais et faisais quelques pas autour de la villa, histoire de me dégourdir les jambes et de m'aérer les poumons. Copernic avait calqué ses habitudes sur les miennes : il avait vite cessé d'arroser à tout va, préférant se vautrer dans ce qui restait de verdure et ronfler bruyamment. Un pipi, un étron par ci, par là, et avec la sempertinelle gamelle à manger, c'était tout ce qu'il pratiquait. Il s'encroutait tel son maitre.

    Voilà où nous en étions quand nous le vîmes moi et Copernic, par une belle matinée ensoleillée. Tôt le matin, un épais brouillard pesant et poisseux avait bravé avec ténacité des rais de lumière qui perçaient par endroits et ce n'est que vers les dix heures que le soleil s'imposa, aidé par une légère brise qui balaya tout promptement. Ensuite ce fut radieux. Je m'étais mis en tenue d'été et armé d'un bon pavé, j'étais prêt à affronter sur mon transat l'ennui, l'oisiveté et les pets de Copernic qui s'égrenaient lentement. Je pensais ainsi à la nourriture trop riche de mon chien quand je le vis.

    Il était tout petit et me fit penser à un petit poussin tant il paraissait fragile, avec sa grosse tête mouchetée de tâches de rousseur. Il me fixa de loin de ses yeux émerillonnés couleur émeraude. Copernic paraissait aussi fasciné que moi : il avait délaissé sa couche végétale et humait l'air de sa grosse truffe noire en direction du bambin. Je fis un pas en avant mais il ne bougea pas. Il continuait de m'observer. Ne sachant trop quoi faire, je le saluai. Il me répondit du bout des lèvres.

    Je m'approchai et remarquai quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.

    L'ascension de la falaise, que je n'arrivai pas à m'imaginer pour un petit bout de la sorte, avait du l'éreinter et je lui proposai donc une boisson fraîche me rappelant qu'une bouteille de sirop à la menthe grelottait dans le réfrigérateur.

    Il acquiesça d'un léger hochement de tête.

    Et je me rassis tout en gardant un œil sur lui. Il but le verre d'un trait alors je lui en proposai un second : il me remercia de son sourire et je ne le revis pas pendant plusieurs jours.

    Ensuite il vint presque tous les jours. Il ne parlait pas beaucoup mais nous nous comprenions aisément. Quand il faisait une petite moue désapprobatrice, il me rappelait mon neveu au même âge et je n'avais pas besoin de trop me creuser la tête pour comprendre qu'il n'était pas de mon avis. D'autres fois, nous nous promenions silencieusement autour de la propriété, moi les mains dans le dos à la manière des vieux instituteurs, lui toujours devant moi, avec son pas aiguisé et bondissant plein de fougue et de jeunesse.

    Jamais je ne lui demandai pourquoi il venait me voir régulièrement. Je ne lui posai aucune question trop intime et lui faisait de même, c'était comme une complicité, une entente cordiale qui s'était installée entre nous et nous partagions tous les jours des instants précieux, quelques routines comme un vieux couple, et une joie de partager sans rien attendre en retour.

    Un beau jour, p’tit Marcel comme j'aimais l'appeler, ne revint plus. Je ne sus jamais pourquoi. Je m'imaginai que timide comme il était, il n'osa pas me prévenir de son départ, d'un hypothétique déménagement.

    Pendant les quelques semaines où il vint me voir régulièrement, il m'avait rappelé une chose essentielle que l'argent, la bêtise et la routine de nos vies trop remplies de superflu m'avaient fait oubliées : le partage, le don sans attente de quoi que ce soit est la plus merveilleuse des choses. Il m'avait fait un magnifique cadeau et je lui en étais infiniment reconnaissant.

    Je sus ensuite que j'étais prêt. Pour une dernière escale.

  • Appelez-moi Ismaël

    MOBY dick.jpg

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Appelez-moi Ismaël ». Herman Melville, Moby Dick.

     

    Appelez-moi Ismaël. Et je me reconnaitrai.

    Je suis né un jour de crachin et ma mère n'a rien trouvé de mieux que de m'appeler Bruine. Bruine, pour un garçon, c'est idiot. Pour une fille, à la rigueur. Mais pas pour un garçon. Alors appelez-moi Ismaël, je préfère. Hormis ce prénom que je porte sur mes épaules comme un prisonnier son boulet, je n'ai que peu de reproches à faire à mes parents. Ils ont toujours été à mes côtés avec bienveillance.

    Je me souviens de longues ballades en forêt avec notre chien Tom un basset bougon, à la bave éclaboussante, qui me charriait dans les herbes hautes et les petits cailloux quand je tentais de l'agripper par ses poils roux, entrainant mes jambes chétives d'enfant dans de courtes mais remuantes ballades. Je me rappelle aussi du torchon à carreaux délicatement posé sur le saladier de pâtes à gaufres, de la bière spumeuse et de son odeur quand mon père décapsulait la bouteille. Je peux me remémorer tant de souvenirs gais, suaves, légers, heureux, complices et charmants alors que tous les autres, les banals, les insipides, les exaspérants, les désagréables et les ordinaires des journées qui se répètent et qui s'étirent en un ennui infini, telle la pâte sucrée chaude et collante que le confiseur travaille pour en faire de délicieuses sucettes, ont disparu de mon esprit.

    Ma tête est comme un faitout où a bouillonné un méli-mélo de bons et de mauvais souvenirs et qui ne m'a laissé au final que le meilleur. Tout retenir ne serait pas humain. Mais pourquoi ai-je évacué tout ce qui ne m'était pas agréable ? Je ne parviens pas à comprendre cela et à présent, je crois que cette particularité a forgé ce que je suis. Nous sommes ce que nous avons été et nous serons ce que nous sommes aujourd'hui. Voilà. J'aime m'appeler Ismaël mais cela ne me rend pas heureux pour autant. Pourtant j'ai l'impression de ne rien manquer. J'ai une épouse charmante qui ne s'est pas encore sauvée avec les clefs de ma voiture et ma CB. J'ai deux enfants tout aussi charmants qui n'ont pas encore fait leur crise d'adolescents et ma maison, je la trouve plutôt réussi avec sa véranda à stores automatisés. Je n'ai jamais été au chômage et mon taux de cholestérol est dans la norme. Alors quoi ? Ne devrais-je pas être heureux ? Si, bien sûr. Mais à bientôt quarante-cinq ans, ne serais-je pas capable d'autre chose ? Il est peut être encore temps...

     

  • Si vous voulez vraiment que je vous dise

    attrape.coeur.gifToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c'est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d'enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m'avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j'ai pas envie de raconter ça et tout ». J.D. Salinger, L'attrape-cœurs.

     

    Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c'est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d'enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m'avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j'ai pas envie de raconter ça et tout. J'ai pas envie de vous débiter tous mes petits malheurs, mes petits chagrins de fils de bourge. « Y a toujours plus malheureux que soi. » ressassent à longueur de journée mes parents et pour une fois, ils ont fichtrement raison.

    Mes parents, ils m'ont tout donné. Y avait qu'à claquer des doigts et hop ! J'avais tout ce que je voulais. Un petit chiot ? Clac ! Le panier d'osier prenait place dans la cuisine près du poêle en fonte. Une nouvelle raquette de tennis ? Clac ! La housse, un matin, noire et blanche, s'était lovée dans le canapé près de l'accoudoir élimé avec un petit ruban couleur or. Une nouvelle mob ? Clac ! J'entends encore mon père la démarrait dans la cour et le panache de fumée noire qui sortait du pot inox de la mob m'avait rendu fou de bonheur. Y avait qu'à demander et ça arrivait...

    Non, je vais pas vous parler de tout ça. Ca n'a aucun intérêt et puis maintenant, j'en ai presque honte d'avoir été pourri ainsi. Je crois que ça m'a rendu con. A petit feu. Sans m'en rendre compte. Recevoir tout le temps sans jamais rien devoir, ce n'est pas bien. Ca vous apprend pas la vraie vie. Celle où vous recevez des baffes si vous vous bougez pas les fesses. Celle où vous prenez des torgnioles quand vous vous écartez du droit chemin.

    Non, je vais plutôt vous raconter ma journée d'hier. Une journée comme il y en a pas tant et qui vous ouvre l'esprit mieux qu'un ouvre-boite. Je m'étais levé grincheux, comme à l'accoutumée et puis j'avais envoyé promené mes parents, comme toujours. Une journée ordinaire en somme. J'avais trainé avec ma bande, fumant trop, buvant trop, m'ennuyant et faisant toujours un peu les mêmes conneries. Le soir, avec les potes, on était sorti en boite et on avait pris ce qu'il fallait pour bien se vider la tête. Quelques litres d'alcool fort pour oublier tout ce qu'on aurait pu être et tout ce qu'on aurait pu faire, si on avait été un peu plus courageux.

    Et maintenant, je suis dans cette petite cellule grise, terne, pourrie, qui sent l'urine et un tas d'autres trucs puants. Une cellule de dégrisement qu'ils appellent ça. Je me rappelle de presque rien. Je sais que je conduisais et qu'on s'est pris un arbre, après le petit bois. C'est con parce qu'à cet endroit-là, il n'y a rien, à part ce fichu arbre sur lequel la voiture est venue s'encastrer. Ce doit être un signe. Comme un avertissement pour que cet unique arbre à cent pas à la ronde, un hêtre je crois, ait fait un pas de côté en direction de la bagnole. Résultat, mon pote, celui qui était sur le siège passager est dans le coma. J'espère qu'il va s'en sortir et aujourd'hui, j'ai l'impression d'avoir pris dix ans, d'un coup, comme ça et c'est au moins ce que m'aura apporté cette fichue journée. Voilà. Une journée de merde en apparence. Mais pour des cons comme moi, y a qu'une journée comme çà pour vous mette du plomb dans la tête. Et c'est à présent chose faite.

     

  • Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi

    Des hommes.jpg

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu'on ne montre pas d'étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu'il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l'une de ces cravates en Skaï comme il s'en faisait il y a vingt ans et qu'on trouve encore dans les solderies ». Laurent Mauvignier, Des hommes.

     

    Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu'on ne montre pas d'étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu'il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l'une de ces cravates en Skaï comme il s'en faisait il y a vingt ans et qu'on trouve encore dans les solderies.

    Seulement il était devenu transparent. A tel point qu'il aurait pu s'affubler d'un kilt écossais ou d'une soutane qu'il n'aurait pas fait lever le moindre sourcil chez ses collègues. Ses efforts étaient vains. Il baissa la tête et se déplaça lentement vers un coin de la pièce. Deux tréteaux, une table en contreplaqué sur laquelle on avait mis une nappe en papier jetable d'un blanc sale. Il prit un canapé et commença à le mastiquer. Cela lui parut insipide. Etait-ce le toast ou la vie qui n'avait plus de goût ? Il était bien incapable de le dire. Il reprit un autre canapé, au saumon cette fois-ci. Il le mastiqua, sans conviction.

    Un peu plus loin, une collègue l'observait. Elle regardait ses épaules qui ployaient sous sa tristesse et sa solitude, son air de chien battu, ses cheveux clairsemés sur le haut de son crâne, ses vêtements qui l'avait choisis avec soin mais qui la faisait sourire gentiment, du coin des lèvres. Comme avec tendresse. Elle aurait du détourner ses regards. Ne plus attacher d'importance à quelqu'un qu'elle aurait qualifié, il y a quelques années, de looser mais quelque chose en elle l'en empêchait. Quelque chose de plus fort que tout. Elle ne savait pas quoi. Ce n'était pas de la pitié, pas même de la compassion. Dans son esprit, une idée affleura, comme la douce caresse du vent : et si elle était en train de tomber amoureuse... Non, elle en sourit. Ce n'était pas ça. Cela ne pouvait pas être ça.

    Pour se donner un peu de contenance, il se retourna après avoir pris une flûte de mousseux, et regarda à droite et à gauche. Ces minutes allaient lui paraître interminables. Il passa sa main dans ses cheveux. Personne. Personne à qui parler. Il but une gorgée. De nouveau, il scruta tout autour de lui à la recherche d'un hypothétique collègue qui daignerait lui accorder un peu d'attention. Personne... Il y avait bien une jeune collègue qui semblait regarder vers lui. Non, ce n'était pas possible. Il regarda autour de lui afin de repérer à qui pouvaient s'adresser ces regards appuyés. A sa gauche, deux femmes, une châtain clair et une blonde décolorée, qu'il ne connaissait pas, discutaient bruyamment et parlaient boutique. A sa droite, que des dos tournés : les collègues s'étaient agglutinés devant la table comme des mouches à merde sur un cadavre.

    Elle l'avait croisé quelque fois à la cafétéria. Il mangeait seul, à l'écart. Il choisissait une table, souvent la même car elle était souvent libre tout au bout de la salle près d'une des cloisons au crépi jaunâtre. A côté de cette table, une copie de Monet dans son cadre trop clinquant assurait   une petite touche culturelle à la cantine d'entreprise. Elle l'avait remarqué car elle déjeunait avec deux collègues de son service à une table souvent proche de la sienne. Elle l'aurait bien invité à se joindre à eux, mais elle craignit les moqueries. Alors elle se contentait de le regarder de temps à autre. C'était devenu presqu'une routine comme on regarde la télévision d'un œil distrait ou comme on regarde par la fenêtre le vent agitant les branches d'un arbre et entrainant les feuilles dans des mouvements de volutes imprévisibles vers le sol.

    Il sentait ses joues s'empourpraient. Il pivota sur ses jambes et se saisit d'un toast. Il fallait qu'il pense à autre chose, n'importe quoi, pour que sa rougeur s'en aille. Il pensa à la météo, à ses chaussures qu'il ne cirait pas suffisamment et qui commençaient à se craqueler, aux courses à l'hypermarché qu'il allait devoir faire ce soir : son frigo était quasi vide. Il mastiqua scrupuleusement et n'osait plus se retourner. Il sentait aussi la sueur perlait sur sa nuque, comme une rosée qui se dépose sur des herbes fraîches. Il n'y pouvait rien et cherchait une issue. Il but une gorgée de mousseux et reprit un autre toast.

    Quand elle arriva à sa hauteur, il mastiquait toujours avec application. Elle lui demanda s'il pouvait lui apporter une flûte. Il répondit par un « mmmm !» d'approbation, tangua vers le milieu de la longue table, se saisit d'une des flûtes et lui tendit, la main tremblante, et la bouche entre-ouverte. Elle le regardait. Il ne disait rien. Il était comme happé par une tornade, secoué par l'émotion, amorphe.

    Elle le regardait encore, un sourire léger aux commissures des lèvres. Puis elle posa le verre, enroula une des ses mèches brunes autour de son oreille et lui dit avec douceur : « Je m'appelle Isabelle ». Lui, toujours sous le choc, restait bouche bée.

    « Et je crois que vous vous appelez Léon » ajouta-t-elle.

    En guise de réponse, il dodelina de la tête.

    « Vous n'êtes pas trop loquace » dit-elle en riant. « Mais je m'en doutais... je m'en doutais » reprit-elle.

    « J'aimerais vous demander quelque chose, Léon mais je ne sais si je peux » dit-elle, avec toujours ce merveilleux sourire qui enluminait son regard d'un bleu d'azur sur lequel Léon ne pouvait détacher ses yeux. Tout se bousculait dans sa tête. Il doutait presque de la réalité des choses. Un instant, il crut à une plaisanterie et avec grande peine, il quitta les deux saphirs bleutés pour promener son regard tout autour de lui à la recherche d'une caméra, d'un téléphone portable... En vain. Isabelle, sentit son désappointement et lui demanda à nouveau avec une infinie délicatesse : « Léon, je peux vous demander ? »

    Il balbutia un vague oui et elle lui demanda.

    Ce fut le début d'une belle histoire.

    Et maintenant, après plus de trois ans, quand il lui arrive d'y repenser et c'est souvent, sa gorge se noue et c'est avec beaucoup d'émotion que la phrase résonne dans sa tête aussi clairement que quand Isabelle lui chuchota à l'oreille ces quelques mots qui changèrent leurs existences :

    « Auriez-vous dans votre cœur un peu de place pour moi ? ».

     

  • Il fallait de la méthode

    Thierry Jonquet.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
    « Il fallait de la méthode ». Thierry Jonquet, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte.

    Il fallait de la méthode. Réfléchir à l'avance quelle réaction à adopter dans chaque circonstance bien particulière. Laisser faire mon instinct et je courrais à l'échec. Non, du pragmatisme et de la méthode, voilà, ce qu'il me fallait. Je me munis donc d'un carnet à spirale et d'un stylo noir performant afin de faire un premier jet de ce que je décidais d'appeler : PDB, le plan du bonheur.
    Bonheur est un mot sans doute un peu fort. Bienveillance ou empathie, conviendraient sans doute mieux. Commençons par des choses simples pour mon PDB et ne nécessitant pas de gros efforts. Presque quotidiennement, je prends la voiture pour aller travailler. Sur le trajet, au lieu de m'énerver, tempêter, donner de brusques coups de volants, appuyer sur l'accélérateur avec des pieds lestés de plomb, lancer des noms d'oiseaux bien à l'abri derrière mon pare-brise en verre feuilleté à d'autres conducteurs qui n'ont aucune chance de m'entendre et qui peuvent à défaut tenter de deviner mon charmant état d'esprit d'après ma gestuelle pas toujours délicate, je mettrai un CD classique dans l'autoradio et me laisserai porter par la musique. Bach m'obligera à ralentir. Mozart et ses Noces de Figaro m'inviteront à davantage d'égard pour les piétons qui s'engagent sur la chaussée et enfin quand un embouteillage pointera son petit nez, Rossini et ses interminables ouvertures m'inciteront à laisser passer un véhicule même s'il n'a pas la priorité. En un mot, de la civilité.
    Au travail, quand mon supérieur, avec son air hautain (qu'à présent je ne critiquerai plus jamais) me montrera la voie à prendre, je ne sourirai plus béatement, je ne dirai plus non plus, « Vous avez bien raison Mme [...] » ou « Je suis d'accord avec vous ». Non, je lui répondrai que ma qualité de subalterne ne me permet pas de m'exprimer avec toute la latitude attendue mais que néanmoins je ne suis pas tout à fait sûr, si je puis m'exprimer de la sorte, que sa position sur le sujet soit en parfaite adéquation avec ce que je crois être la mienne. Après avoir avalé une grande goulée d'air et pris l'exacte mesure de ce qui pourrait être les conséquences de mon ânerie, je lui souhaiterai, sûr ce, une excellente journée. Je crois qu'il est de notre devoir, de temps à autre, de montrer notre détermination à nos supérieures. Cela fait aussi partie du PDB. Et puis cela me rappelle une phrase de la comtesse d'Houdetot, « Quand on a le malheur d'avoir plus d'esprit que son supérieur, il faut paraître en avoir moins ».
    Je fermais mon carnet à spirale. J'étais exténué et il valait mieux que je finisse sur un trait d'esprit qui n'était pas le mien que sur une hypothétique conversation avec ma supérieure hiérarchique.
    Le bonheur était finalement quelque chose de bien fatiguant. Quel pari stupide que j'avais fait à une soirée entre amis que celui de m'évertuer à faire le bonheur autour de moi pendant une semaine. Je n'ai pas encore commencé mon plan d'attaque qu'il me semble déjà exténuant : penser à tout ce qu'il convient de faire pour éviter d'être désagréable, agressif, grossier et antipathique me donne presque envie de continuer à me comporter comme le parfait citoyen cynique, égoïste, bête et détestable.
    Je comprends pourquoi la bêtise avec la monstruosité, comme l'a écrit Thierry Jonquet, est la chose du monde la plus répandue et pourquoi il y a si peu de braves gens en ce monde.

  • Quand il se réveillait dans les bois

    laroute.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté ». Cormac McCarthy, La route.

    Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté. C’était un geste presque enfantin, comme celui d’un petit qui touche son doudou pour se rassurer des ténèbres inquiétantes qui l’entourent. Mais aujourd’hui, ce geste avait une signification toute particulière. Sept jours. Sept jours, à la minute près – il avait vérifié avec sa montre – qu’il avait quitté sa folle de femme et qu’ils s’étaient enfuis, lui et son fils, pour aller vivre au grand air.
    Il ramena son bras dans son sac de couchage. En cette saison, la froidure était déjà âpre. Mais plus encore, la nuit, l’humidité pareille à de petites fourmis envahissantes, s’infiltrait partout, sous les couvertures, les vêtements et les sous-vêtements et semblait même glacer jusqu’aux os. Il eut un frisson.
    Il pensa au confort de son ancienne maison et s’imagina son épouse sous la couette. Elle devait bien profiter de tout ce qu’il lui avait laissé. Il aurait du arranger les choses, de telle manière qu’elle ne puisse plus en profiter, cette salope. C’était son seul regret. Avoir laissé sa femme dans de telles dispositions.
    Celui qui est bien au chaud sous sa couette, en cette fin d’octobre, n’imagine pas un instant ce qu’un père et un fils, en pleine forêt, peuvent endurer la nuit dans leur sac de couchage. A cette idée, il se leva brutalement, s’extirpant difficilement du sac de couchage et frappa de toutes ses forces dans une grosse branche qui traînait à terre. Il hurla. Dans l’obscurité ce qu’il avait prit pour une branche n’était que les racines d’une vieille souche rabougrie. La douleur était atroce et lancinante. Il s’était sans doute cassé un orteil et sa rage explosa, déversant un torrent d’insanités et de grossièretés : « Salope… salope… salope… salope… je vais venir… gamberges pas trop car j’ai plein d’idées pour te faire passer le temps dans ta baraque de merde…
    Puis sans aucune raison, il se mit à courir. La douleur était horrible mais sa rage se distillait dans ses muscles à mesure qu’il bondissait entre les racines des arbres comme un animal affolé en évitant les fûts gris à peine éclairés par le clair de lune. Le ciel ennuagé étirait des filaments brumeux et laiteux devant l’astre de la nuit, et l’homme, ombre inquiétante qui courrait sans but dans ce labyrinthe végétal, continuait de brailler comme un démon. Il insultait sa femme, il insultait les arbres, la terre, les feuilles, les oiseaux et les bêtes qui fuyaient sur son passage. Tout lui était prétexte pour qu’il abreuve d’invectives la terre entière et sa mère si elle avait été encore en vie. Sa bouche était devenue le creuset du diable où les mots se mélangeaient en une infâme bouillie et en ressortaient aiguisés comme des couperets, tranchants comme des couteaux, affutés pour blesser et salir tout ce qui l’entourait.
    Ses jambes l’emmenèrent loin et quand les premiers rais de soleil réchauffèrent le tapis de feuilles rouges et brunes au pied des arbres, il courait toujours la bouche entre-ouverte, déversant des torrents d’immondices. Il hurlait aussi qu’il les voyait mais qu’ils ne pouvaient rentrer dans sa tête. Que personne n’avait pu creuser son occiput et qu’ainsi, ils ne pourraient pas l’atteindre pour le rendre fou. Et qu’ils devraient attendre qu’il meurt, pour qu’ils lui bouffent ses yeux et passent par le passage des orbites.
    Le soir, l’enfant fut retrouvé. Amaigri, épuisé par le froid, il put rejoindre sa mère.
    Quant au père, son cadavre fut aperçu par un pêcheur une semaine plus tard dans le petit ruisseau qui bordait le bois.

  • Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
    « Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil ». Thierry Jonquet, La Bête et la Belle.la belle et la bête.jpg

    Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil. Le trou béant, noir, affreux et boueux, avala la petite boite en pin comme la bouche géante d’une affreuse bête. Au loin, au-delà du muret en pierre de l’enceinte du cimetière, les tours hideuses, grises et sales, fleuries de myriades de paraboles, parsemées de linge de toutes les couleurs qui s’étalait à la vue de tous, se dressaient insolemment au pied de nuages blancs. Quand le cercueil cessa d’être visible de la petite assemblée, serrée, agglutinée sous le crachin qui collait à la peau pareil à une huile poisseuse, un gémissement monta dans l’air. Une dernière plainte de la maman qui jusqu’alors trop digne, craqua comme une porcelaine trop fragile, effritée par la douleur et la tristesse. Le croque-mort jeta un regard sur la barre d’HLM qui barrait l’horizon. Il pensa à tous ces gens qui regardaient la télévision pendant qu’on enterrait un des leurs. Il pensa que c’était bien injuste. Qu’un enfant ne méritait pas de mourir et qu’à bien des égards, ceux qui avaient vu l’accident et qui refusaient de témoigner au nom de la sacro-sainte loi de la cité, étaient inexcusables. Dans le quartier, beaucoup savaient mais personne n’osait se mouiller. Personne n’avait le courage et les tripes de devenir une balance.
    Voilà, où on était arrivé après des décennies de permissivité.
    Franck avait toujours vécu dans le quartier. Comme tous, il avait rêvé d’en sortir. Comme tous, il avait envié les potes qui passaient dans ces berlines allemandes au moteur à la cylindrée conséquente. Mais il n’avait jamais franchi la ligne. Il jeta un dernier regard aux balcons miteux et attendit une approbation de la famille pour enlever avec une infinie délicatesse les deux grosses cordes.
    Il n’aimait pas ce moment. Celui où les familles devaient dire adieu à leur défunt : quelques fleurs jetées sur le cercueil, quelques mots, un signe de croix, un mouchoir que l’on sort, des larmes que l’on essuie avec pudeur, une étreinte, une main sur une épaule… Et puis la petite troupe, lentement, se disloquait avec timidité comme un peu honteuse de ne pas rester davantage. Les plus hardis, la tête bien droite, cherchaient des regards d’acquiescement, de petits gestes d’approbation pour oser avancer d’un pas plus assuré.
    Tout avait été dit. Tout avait été fait. Le défunt reposait à présent en paix, selon la formule consacrée. En tendant l’oreille, on pouvait encore entendre, venant de dessous d’un parapluie noir, flanqué de deux autres, le chagrin et la douleur d’une mère qui avait perdu ce qu’il y a de plus cher dans une vie : son enfant.

  • Ils sortent de partout, maintenant

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    "Ils sortent de partout, maintenant". Jean-Pierre Andrevon, Un horizon de cendres.charon.JPG


    Ils sortent de partout, maintenant. De ma place, je les aperçois en écartant fébrilement du bout des doigts le rideau. Des myriades de fantômes sortant de nulle part et cheminant vers le nord.
    On leur a dit d’aller vers les régions les plus froides. On leur a dit que là-bas, le Fléau n’arriverait pas. La tête encapuchonnée, ils marchent en file indienne, les pas des plus lents se plaçant dans ceux de devant. Ils avancent telles des ombres faisant crisser la neige sous leurs pas lourds.
    J’avais l’espoir que la ville se viderait rapidement. Mais je me suis fourvoyé. Depuis déjà une semaine, le flot ininterrompu de ces âmes errantes inonde les rues, sature les avenues et gorge toutes les routes qui mènent là où la radio, la télévision et internet martèlent qu’il faut aller. Je laisse glisser, le plus lentement que je peux, le rideau. Au loin, des coups de feu retentissent à nouveau. On tue pour du pain, un peu d’eau ou de l’essence. Tout manque. Les magasins ont été pillés et depuis l’instauration de la loi martiale, les pires rumeurs circulent comme la peste parmi les rats des égouts : exécutions sommaires, viols, massacres, lynchages… pour quelques boites de conserve.
    Je n’ose plus mettre un pied dehors. Je préfère rester ici, chez moi et mourir dans mon appartement que j’occupe depuis déjà plus de trente ans. J’attends. Je n’ai plus que ça à faire. Le Fléau m’a tout pris. Mes enfants, ma femme et ma vie. Pourquoi se débattre pour grappiller quelques miettes à la vie ? Se débattre comme une proie traquée par l’indicible, l’invisible Fléau qui nous guette tous et qui finira par nous attraper.
    Je préfère l’attendre là, patiemment, chez moi et qu’il vienne me chercher en ce lieu qui m’est familier. C’est tout ce qui me reste ; le souvenir de mon existence passée, ces années de bonheur où nous vivions heureux, ma femme, moi et mes enfants. Chaque coin de meuble, chaque bibelot, chaque objet, chaque petite parcelle de mon appartement, s’animent quand j’y pose mon regard et mes souvenirs remontent à la surface comme des bulles d’air qui éclatent. J’essuie d’un revers de la main toute cette mémoire maintenant superflue et j’attends de plus belle que la mort vienne me chercher.
    Elle arrive. Je la sens. Un souffle glacial semble venir de dehors. Je me crispe sur l’accoudoir et me décide à me lever. Je n’ai plus de force. Tout en moi est vide comme un ballon de baudruche flétri qu’on aurait abandonné dans un coin d’une pièce, près d’une fenêtre où le soleil l’aurait réchauffé un peu plus chaque jour. Je me traîne. J’ai l’impression que chaque geste me coûte une énergie considérable, que des poids, de gros poids, pendent à mes bras, à mes jambes et m’écrasent les épaules. Il me faut une éternité pour atteindre la fenêtre et là, comme un geste à la fois désespéré, inconscient et suicidaire, j’écarte les rideaux en grand, cherchant ce qui m’a effrayé. Mais il n’y a rien. Seulement ces ombres errantes qui fuient en passant dans l’ombre des bâtiments. Je relâche le voile des rideaux et mes yeux s’attardent sur mes mains vieilles et tremblantes.
    Le Fléau a passé son chemin. Ce n’est pas pour aujourd’hui. Sans doute pour demain.
    Alors je me rassois dans mon fauteuil, las, bien las.

  • Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine

    kafka.jpg

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine ». Franz Kafka, La Métamorphose.

    Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Il réalisa en jetant un regard circulaire dans sa chambre à quel point il était devenu nuisible pour sa famille, ses proches, pour la société et aussi pour lui-même. Ce n’était d’ailleurs plus une chambre qu’il avait sous les yeux mais la tanière d’une bête hideuse, un antre repoussant, une bauge.
    Imaginez une pièce rectangulaire étriquée sous les toits et des cloisons trop proches, une misérable lucarne condescendant à laisser entrer quelques rais de lumière, quelques tuiles manquant à l’appel et remplacées par une vielle toile percée, un méchant parquet usé, noirci, attaqué par les champignons et dont les lattes se dérobaient le plus souvent sous les pieds au lieu d’y offrir un appui ferme.
    Jetez dans cette horrible pièce pêle-mêle, un peu de vaisselle, des habits élimés, souillés, macérant de sueur, de vieux journaux, de la nourriture et des restes, du tabac, des bouteilles d’alcool et un tas de choses dont on ne saurait dire maintenant à quoi elles pouvaient bien servir.
    Ajoutez-y par endroits, des vomissures, de l’urine et même des excréments et laissez une main géante attraper le tout et secouer énergiquement l’ensemble de manière à tout retourner sans dessus dessous.
    Tel était le spectacle qui s’offrait aux yeux ahuris de Grégoire Samsa. Il scrutait de son lit tout autour de lui avec un regard vierge cet infâme endroit où il avait vécu et il ne comprenait pas comment tout cela était arrivé. Comment il avait pu passer ses journées, terré dans cette chambre innommable, telle une vermine repoussante, crasseuse, crottée, excrémenteuse, pataugeant dans ce bouge immonde, cette sentine, comme un porc dans une bauge. Il ne comprenait pas comment il avait pu manger et boire dans cette pièce et même y dormir. C’était comme s’il avait été frappé violemment à la tête et qu’il se réveillait après une longue convalescence.
    Et maintenant qu’il reprenait ses sens, des relents immondes lui tournèrent le cœur et l’auraient fait débagouler s’il ne s’était pas enfui en courant de cet infâme endroit. Tout son corps était tendu vers une unique chose à accomplir : courir, courir loin.
    Dehors il avala une grande bouffée d’air frais et il cessa de se sentir une vermine.