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C’est un vieil homme debout à l’arrière du bateau

Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

Philippe Claudel, la petite fille de M. Linh : "C’est un vieil homme debout à l’arrière du bateau"e7f7bdbb66027349493efb77ff7ce3e6.jpg.

C’est un vieil homme debout à l’arrière du bateau. Ce n’est pas un long paquebot, haut comme plusieurs étages, trapu et briqué comme un soulier neuf, où il pourrait s’accrocher au bastingage. C’est une toute petite embarcation. Sommaire même. Dangereuse assurément. Il serre sur lui un vieux sac en cuir, usé aux coutures et passé à cause du soleil de son pays. C’est son trésor, à lui. Ce qu’il lui reste de là-bas, là où son regard se perd dans l’immensité bleue des flots. Là où il est né. C’était il y a bien longtemps. Du temps où on allait au marché avec un vieil âne. Maintenant, c’est bien différent. Il y a les automobiles et la parabole. Cette maudite télévision qui a fait croire à ses enfants que de l’autre côté de la mer, c’est bien mieux. Et il les a vus, un par un, ses cinq garçons, s’enfuir comme des mal propres pour franchir la méditerranée. Il a pleuré, en secret mais il n’a pu les retenir.
Les années ont passé et les grands parents se sont allés, fatigués du soleil et de l’impatience des jeunes peut-être. Sa femme est morte aussi, le cœur lourd gorgé de tristesse comme une éponge d’eau alors il lui semble qu’elle cherchait un prétexte et elle est morte en couche. Personne n’a rien pu faire. L’hôpital, à la ville, était bien trop loin.
Il sent le vent sur sa joue fatiguée et déjà, il le sent plus frais. Ce n’est plus le vent de son pays. C’est le vent marin, salé, bien différent de celui qui a soufflé le chaud sur les plaines qu’il a tant arpenté : un vent à l’odeur aride, sec comme un caillou. Il se tourne et il les observe. Ils sont jeunes et forts. Plein d’espoir et de courage devant ce qui les attend. Il les envie, un peu. Lui n’a plus rien, pas même d’espoir. S’il a tout vendu pour être sur cette coquille de noix, ballotée par la houle, ce n’est certainement pas qu’il espère quelque chose de la vie qui l’attend là-bas, dans le nouveau pays de ses enfants. Non, c’est plutôt qu’il n’y a plus rien qui le rattache à sa terre natale.
Alors il a tout vendu et un matin quand le soleil venait de franchir l’horizon et que déjà l’air dansait au loin sous la chaleur de l’astre, il est parti avec son vieux sac en cuir à moitié vide. Il avait pris une toile qu’il avait choisi bien résistante, avait mis ce qu’il convenait d’y mettre, l’avait noué et avait déposé le tout dans son sac précautionneusement. Et il avait pensé qu’il était grand temps de partir, son cœur avait trop séché à force de se parler à lui-même et il ne voulait pas qu’il ressemble à une vieille pierre bien dure.
Maintenant il est plus serein. Il va mourir près de ses enfants, si dieu le veut bien. Ou en mer, si le destin en décide autrement. Mais il n’a pas de regrets.
Il y a l’eau, écumeuse qui vient taper sur le bateau balancé par la houle, toute cette immensité d’eau qu’il lui rappelle presque avec ironie que la terre qu’il a tant travaillé avec ses mains devenues calleuses était si sèche, et c’est avec le vent qui se lève, avec de gros nuages gris qui se pressent à l’horizon, qu’il sait que son voyage va se terminer là, maintenant, au milieu de l’océan avec son sac en cuir rempli d’un peu de terre de son pays. Mais il n’a pas peur, il serre son sac près de son cœur.

 

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