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On fait glisser les pages en ployant légèrement le livre ou le cahier

Venise.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

« On fait glisser les pages en ployant légèrement le livre ou le cahier », Philippe Beaussant, Le rendez-vous de Venise.

On fait glisser les pages en ployant légèrement le livre ou le cahier. Et le pouce comme un butoir de chemin de fer, stoppe les wagons récalcitrants en un arrêt brusque. Le papier se froisse et nous découvrons, aux hasards du voyage, ce qui est couché sur les pages blanches en traces noires.
Pour monter au grenier, il y avait un escalier raide constitué de vieilles marches qui grinçaient sous les pas comme les dents de mon papy. La nuit, quand je ne parvenais pas à m’endormir rapidement, je l’entendais, blotti sous l’amoncellement de couvertures que grand-mère laissait sur chaque lit — il y en avait trois — dans la pièce du fond : en effet, à cette époque, réminiscence des temps difficiles que furent la seconde guerre mondiale, il n’y avait pas de chauffage dans les chambres à coucher la nuit. Et d’ailleurs, que c’était agréable de plonger dans l’océan glacial, le lit des grands, de grelotter comme un pantin désarticulé et de se réchauffer par sa propre chaleur, piégée par cette montagne de chiffons.
Au grenier, un univers de vielles choses remplissait la pièce. Il y avait de tout, des piles de vieux journaux, un canapé sur lequel on pouvait s’asseoir, des livres, des cartons de vêtements, des armoires pleines de bric-à-brac, une vieille machine à coudre à pédale, et un tas de choses dont je n’ai plus souvenir mais l’ordre y régnait. Des tapis avaient été glissés sous les meubles, des couvertures protégeaient de la poussière et des souris quelques cartons et tous les meubles semblaient avoir été disposés pour une bonne circulation dans le grenier. On se serait cru dans une vieille pièce abandonnée mais visitée de temps à autre par quelque fantôme, spectre ou personne d’une autre époque.
Dans le coin gauche, une grande et belle malle reposait sur un tapis élimé. J’y plongeai les mains, découvrant des livres que je ramenai à la surface avec délicatesse et presque religieusement. Je prenais garde de les poser à côté de la malle dans la même disposition dont ils se trouvaient auparavant : les pages jaunies m’inspiraient davantage de respect que les livres de la bibliothèque de mes grands parents qui se trouvait au rez-de-chaussée, près de la cheminée. Et parmi les différents ouvrages, j’exhumai un vieux carnet à la couverture rougeâtre et cartonnée.
Je le regardai comme un trésor ne m’avisant pas d’y toucher et c’est au bout de plusieurs minutes que je consentis à tourner les pages, avec la fièvre au front, de l’énigmatique carnet. Et je n’aurais jamais osé, comme je le faisais avec mes livres, faire glisser les feuillets à toute vitesse pour s’arrêter au détour d’une page.
Non, délicatement, précautionneusement, je tournai les pages du carnet m’attendant à chaque fois qu’un feuillet parte en poussière. Ce carnet appartenait à ma grand-mère. C’était un journal intime, le journal d’une jeune fille qu’avait été ma grand-mère. Et à mon grand étonnement, j’appris des choses sur l’amour, sur les hommes et les femmes.
Et j’appris aussi que ma grand-mère avait aimé d’autres hommes que mon grand-père. Ce fut une grande surprise.
C’est de cette époque, que je compris qu’on était pas obligé dans une vie d’aimer qu’une seule personne comme dans les contes pour enfants mais que le cœur pouvait embrasser plusieurs amours.

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