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nouvelle - Page 3

  • J’avais vingt ans.

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Paul Nizan, Aden Arabie : "J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie".

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    J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Ce n’était pas tant ma situation matérielle qui m’oppressait, bien qu’elle n’était pas enviable. C’était plutôt un sentiment, un mal-être même, qui se distillait sournoisement dans mes veines encore jeunes, m’obscurcissant l’avenir et l’esprit mieux que le malheur. Tous les chemins, même les plus sinueux, m’étaient offerts et j’aurais du en être satisfait. Mais cette liberté, ces multiples possibilités, ces hasards de la vie qui allaient frapper à ma porte, m’inquiétaient, m’oppressaient plutôt qu’ils me rassuraient. Cela parait absurde maintenant mais mon caractère est sans doute responsable de mon dégoût pour cette période de la vie.
    Les autres m’apparaissaient comme des étrangers. Moi-même avec des boutons blancs et rouges qui mouchetaient ma face, je ne me reconnaissais plus : mon corps dégingandé, gauche et boutonneux et qui m’échappait, m’était étranger. Comment aurais-je pu faire un pas vers une femme, séduire, plaire alors que moi-même, je me dégoutais presque.
    Et plus je me claquemurais, plus toute cette merde me remontait à la gueule. Les jours passaient, s’étiraient en de longs et ennuyants chapelets d’heures que je tentais de garnir par d’inutiles futilités : acheter un morceau de foie de porc, me balader sur la digue, solutionner ou plutôt ne pas parvenir à résoudre un problème de mathématiques, me tartiner de crème anti-acnéique…
    Les week-ends, je les exécrais. Je préférais encore la semaine où j’avais l’illusion que mon emploi du temps d’étudiant remplissait ma vie : il y avait des colles, des cours, des TP pour m’empêcher de respirer les miasmes de mon existence. La fin de semaine, c’était autre chose : il n’y avait rien. Jamais rien de prévu. Comme tout m’était offert, je ne faisais rien, ou presque rien. Et cela dura plusieurs années avant que je rencontre à la bibliothèque l’improbable : Crime et châtiment à la main, un sourire au coin des lèvres, elle passa sa main dans sa longue chevelure et tout changea :
    J’étais encore un enfant, elle me fit homme.

  • Longtemps, je me suis couché de bonne heure

    78473648.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Marcel Proust, A la recherche du temps perdu : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure".

     

    Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Ce n’était pas par nécessité. Non plus par hygiène de vie ou pour une quelconque mais sérieuse raison. Tous les soirs, vers les vingt heures, mon corps prenait congé et préférait se plonger dans les délices ouatés de Morphée. C’était plus un abandon, une désertion, qu’une réelle volonté de ma part d’aller me coucher.

    A vrai dire, c’était peut être bien une habitude, vestige de mon enfance que les parents imposent à leur progéniture et qui se perpétue si rien n’y fait obstacle, comme ce dû être le cas pour moi, jusqu’à un âge avancé.

     

    J’étais dans ma vingt-cinquième année et je me couchais toujours de bonne heure. Certains auraient pu en sourire, d’autres en être étonné mais pour ma part, je n’y voyais aucune espèce d’étrangeté.

    Et ce fut plus tard, à l’occasion d’un anniversaire d’un ami, ou plutôt au cours de la soirée, après les festivités, que je pris conscience en prenant pour la première fois la plume que je pouvais occuper une partie de la soirée à un travail plus intéressant et passionnant que celui d’écraser avec ma lourde tête l’oreiller en plume d’oie : ma vocation était née.

    Ce soir-là, j'avais joué avec les rimes et m'étais essayé à la contine. J’avais noirci une pauvre page en deux heures mais ma joie d’avoir pour la première fois créé quelque chose était inénarrable. J’écrivais et d’un coup, j’existais. Comme si mon stylo devenait un prolongement vital. Comment d’ailleurs avais-je pu me passer de ce qui allait devenir une drogue, pendant toutes ces années ?

    Très vite, je bifurquais vers la nouvelle et bien plus tard, elle finit par me lasser : c’était inévitable. Il me fallait plus d’espace pour que sortent les personnages qui frappaient à la porte de mon imagination. Le roman devenait une évidence, une nécessité.

    Je ne me couche plus de bonne heure. J’ai troqué mon stylo pour l’azerty d’un PC ultraportable et je ne compte plus les pages qui sont sorties de mon imprimante.

    J’écris et cela me suffit.

     

     

     

     

     

     

  • Exercices de style

    b579392226271dbf86472ece6983d8bd.jpgQuatrième de couverture, Folio poche, Exercices de style, Raymond Queneau :
    « Le narrateur rencontre, dans un autobus, un jeune homme au long cou, coiffé d’un chapeau orné d’une tresse au lieu de ruban. Le jeune homme échange quelques mots assez vifs avec un autre voyageur, puis va s’asseoir à une place devenue libre. Un peu plus tard, le narrateur rencontre le même jeune homme en grande conversation avec un ami qui lui conseille de faire remonter le bouton supérieur de son pardessus.
    Cette brève histoire est racontée quatre-vingt-dix-neuf fois, de quatre-vingt-dix-neuf manières différentes. Mise en images, portée sur la scène des cabarets, elle a connu une fortune extraordinaire. Exercices de style est un des livres les plus populaires de Queneau ».


    Voici, en quelque sorte, une centième version :  

    Physico-chimique

        Un vingt et un juin, à midi dix sept minutes UTC, dans l’hémisphère Nord, je montai dans un solide S parallélépipédique se déplaçant initialement d’un mouvement de translation quasi rectiligne, en première approximation uniformément accéléré. La chaleur des occupants du solide S, rempli d’une mélange gazeux enrichi en dioxyde de carbone et à une température de 303 K, apportait une quantité de chaleur Q positive et conséquente à mon corps qui venait s’ajouter à celle reçue auparavant sous forme de rayonnement infrarouge, provenant du Soleil.
        Au bout d’une trentaine de secondes, le mouvement du solide S fut uniforme : il était maintenant assimilable à un référentiel galiléen et si j’avais voulu décrire la trajectoire du centre d’inertie G du chapeau, orné d’une tresse et vissé sur le crâne d’un jeune homme au cou vertical et trop long, en chute libre dans le référentiel terrestre supposé galiléen, les équations horaires du mouvement auraient été dans leur forme générale : z = 1/2gt2+V0z+z0
        Le jeune homme, vulgaire assemblage d’atomes de carbone, d’hydrogène, d’oxygène et d’azote pour l’essentiel, fit ensuite vibrer ses cordes vocales intensément, donnant naissance à une onde longitudinale de compression-dilatation qui se propagea dans toutes les directions du mélange gazeux contenu dans le solide S : cet individu se plaignait que son voisin lui imposait un champ gravitationnel trop intense du fait de sa position trop proche de sa personne. Le jeune homme se mit ensuite en mouvement et abaissa son centre de gravité en s’asseyant.
        A des coordonnées différentes d’espace-temps, je rencontrai à nouveau le jeune homme avec un camarade qui lui expliquait qu’il devrait ajouter un bouton à son pardessus pour augmenter l’interaction électromagnétique entre les deux parties de son manteau.

  • C’est un vieil homme debout à l’arrière du bateau

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Philippe Claudel, la petite fille de M. Linh : "C’est un vieil homme debout à l’arrière du bateau"e7f7bdbb66027349493efb77ff7ce3e6.jpg.

    C’est un vieil homme debout à l’arrière du bateau. Ce n’est pas un long paquebot, haut comme plusieurs étages, trapu et briqué comme un soulier neuf, où il pourrait s’accrocher au bastingage. C’est une toute petite embarcation. Sommaire même. Dangereuse assurément. Il serre sur lui un vieux sac en cuir, usé aux coutures et passé à cause du soleil de son pays. C’est son trésor, à lui. Ce qu’il lui reste de là-bas, là où son regard se perd dans l’immensité bleue des flots. Là où il est né. C’était il y a bien longtemps. Du temps où on allait au marché avec un vieil âne. Maintenant, c’est bien différent. Il y a les automobiles et la parabole. Cette maudite télévision qui a fait croire à ses enfants que de l’autre côté de la mer, c’est bien mieux. Et il les a vus, un par un, ses cinq garçons, s’enfuir comme des mal propres pour franchir la méditerranée. Il a pleuré, en secret mais il n’a pu les retenir.
    Les années ont passé et les grands parents se sont allés, fatigués du soleil et de l’impatience des jeunes peut-être. Sa femme est morte aussi, le cœur lourd gorgé de tristesse comme une éponge d’eau alors il lui semble qu’elle cherchait un prétexte et elle est morte en couche. Personne n’a rien pu faire. L’hôpital, à la ville, était bien trop loin.
    Il sent le vent sur sa joue fatiguée et déjà, il le sent plus frais. Ce n’est plus le vent de son pays. C’est le vent marin, salé, bien différent de celui qui a soufflé le chaud sur les plaines qu’il a tant arpenté : un vent à l’odeur aride, sec comme un caillou. Il se tourne et il les observe. Ils sont jeunes et forts. Plein d’espoir et de courage devant ce qui les attend. Il les envie, un peu. Lui n’a plus rien, pas même d’espoir. S’il a tout vendu pour être sur cette coquille de noix, ballotée par la houle, ce n’est certainement pas qu’il espère quelque chose de la vie qui l’attend là-bas, dans le nouveau pays de ses enfants. Non, c’est plutôt qu’il n’y a plus rien qui le rattache à sa terre natale.
    Alors il a tout vendu et un matin quand le soleil venait de franchir l’horizon et que déjà l’air dansait au loin sous la chaleur de l’astre, il est parti avec son vieux sac en cuir à moitié vide. Il avait pris une toile qu’il avait choisi bien résistante, avait mis ce qu’il convenait d’y mettre, l’avait noué et avait déposé le tout dans son sac précautionneusement. Et il avait pensé qu’il était grand temps de partir, son cœur avait trop séché à force de se parler à lui-même et il ne voulait pas qu’il ressemble à une vieille pierre bien dure.
    Maintenant il est plus serein. Il va mourir près de ses enfants, si dieu le veut bien. Ou en mer, si le destin en décide autrement. Mais il n’a pas de regrets.
    Il y a l’eau, écumeuse qui vient taper sur le bateau balancé par la houle, toute cette immensité d’eau qu’il lui rappelle presque avec ironie que la terre qu’il a tant travaillé avec ses mains devenues calleuses était si sèche, et c’est avec le vent qui se lève, avec de gros nuages gris qui se pressent à l’horizon, qu’il sait que son voyage va se terminer là, maintenant, au milieu de l’océan avec son sac en cuir rempli d’un peu de terre de son pays. Mais il n’a pas peur, il serre son sac près de son cœur.

     

  • L’autocar a tourné trois fois sur l’esplanade qui borde le port du canal

    ecd4e959d41537cc7195de0eb39d98b8.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
     
    Philippe Claudel, Quelques-uns des cent regrets : "L’autocar a tourné trois fois sur l’esplanade qui borde le port du canal, sans raison apparente, comme si le chauffeur voulait faire sentir aux rares occupants l’âpreté des ornières et le défaut des amortisseurs".


    L’autocar a tourné trois fois sur l’esplanade qui borde le port du canal, sans raison apparente, comme si le chauffeur voulait faire sentir aux rares occupants l’âpreté des ornières et le défaut des amortisseurs. Le ciel était bas, pareil à une enclume floconneuse flottant sur l’eau. Mon voisin se leva mais je ne lui emboitai pas le pas. J’étais las et faire un geste me coûtait. Il y avait tous ces gens qui s’étaient levés d’un bond et qui me semblaient si lointains. Je n’arrivais pas à m’imaginer qu’ils pouvaient m’être semblables. J’esquissai un geste mais mes mains retombèrent. Je fis traîner mes yeux dehors où la brume avait nimbée la petite troupe qui s’était massée près de l’autocar d’une lueur nébuleuse, étrange, ineffable.
    Ils parlaient entre eux et moi, j’étais là, sur mon siège, à me dire que j’aurais pu très bien me lever comme eux, dès l’arrêt du car mais mes muscles s’y étaient refusés comme si chaque nouveau geste, chaque initiative — si le fait de se lever comme tout le monde peut être appelé ainsi — me coûtait un effort surhumain, au-delà de mes capacités du moment. Finalement après réflexion, ce n’était peut être pas le geste en lui-même qui me pesait le plus mais la décision que je ne me résolvais pas à prendre.
    Aucune volonté, voilà ce qui me caractérisait. Je n’avais plus aucune volonté. Il m’aurait fallu un poisson pilote pour me charrier jusqu’à la sortie de l’autocar.
    Enfin le ridicule fut plus fort et rester seul, comme un idiot sur mon siège pour je ne sais quelle raison, m’obligea à me lever et à m’entraîner en dehors de ce fichu car.
    J’étais sauvé mais pas pour longtemps car à chaque résolution le même manège inquiétant, ripoliné de tous mes échecs, estampillé de mes rêves brisés, enténébré par ma seule lâcheté et ma paresse, se mettrait en branle.
    J’étais comme seul au monde. Et les gens qui me dévisageaient, étaient aussi ceux qui ne semblaient pas vouloir me laisser s’approcher d’eux. Mes gestes gauches sans doute, mon abattement, que je trainais comme un fardeau aussi lourd qu’une berline gavée de houille, étaient sans doute des obstacles à ma bonne intégration au groupe.
    Nous marchâmes un peu, le guide devant qu’on avait peine à entendre derrière, là où je me trouvais. Après un chemin caillouteux et miné de mauvaises herbes, nous parvînmes à une place oblongue où semble-t-il une halte s’imposait. J’embrassais du regard l’ensemble des lieux et ne remarqua rien d’extraordinaire hormis quelques pierres usées et moussues qui avaient été disposées là, sans doute, à l’aide d’un ventilateur géant ou du moins ce monceau ne me frappa pas par son organisation méthodique. Mais le guide, à ma grande surprise, nous appris que tout ça avait était une église romane.
    Ces pierres dataient du IVème siècle avant J.C. Elles avaient traversées tous ces siècles à la manière de petits bateaux en papier ballotés sur le flot tumultueux du temps qui passe. Et dame nature avait posé son bienveillant manteau sur cet édifice, lui apportant pluie et neige, chaud et froid, bise et tempête, l’usant insensiblement avec une douceur presque maternelle. L’Homme, quant à lui, n’avait pas ces scrupules qu’ont les faibles et les sensibles, il l’avait profané, au rythme de ses guerres, de ses conquêtes, lui envoyant ses boulets, son feu ravageur, ses pillages et ses saccages. Et le résultat après deux millénaires de vicissitudes était ce tas informe que des touristes aigris, bronzés, en chaussure de marche, le numérique autour du cou ou dans la main comme un troisième œil scrutateur qui remplace les deux autres et qui enregistre en rafale des tas d’images qu’on ne regardera probablement pas.
    Je m’assis. Ils mitraillaient mais ils ne regardaient pas. Ils se cachaient derrière le petit écran de leur appareil photo où le monde leur apparaissait surement plus propre et plus ordonné à travers tous ces fichiers jpeg qui défilaient avec leur petit numéro dans la mémoire de la carte flash.
    Il me semblait que tout était là. Les rêves brisés d’une humanité désenchantée, la barbarie de l’Homme qui n’a pas faiblie depuis la nuit du temps. Plus je regardais cet amoncellement de pierres et plus je me disais que nous sommes bien fragiles. On se donne tous des airs de supériorité mais on est bien peu de chose. Le sens de la vie que nous cherchons tous, la mort, voilà des choses qui nous réunissent.
    Je remontai dans le bus et m’assis à côté d’une jeune femme. Ces pierres m’avaient fait du bien. Je regardais à travers la vitre et vit un reflet de mèches blondes qui me fit sourire. J’en fus presque surpris.
     
     

  • C'était l'hiver et il faisait nuit

    6e76ab70a5cb47eb5fbd92ec8f990305.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
     
    Jean-Patrick Manchette, La position du tireur couché : "C’était l'hiver et il faisait nuit".
     
     
    C’était l’hiver et il faisait nuit. Une nuit sale, moche et grise. Une nuit où j’aurais préféré rester dans mon lit, la tête à peine surnageant des couvertures en laine, pelotonné sous les draps, au chaud, tranquille, loin des autres. Comme dans un cocon où plus rien ne pourrait m’atteindre, où plus personne ne pourrait me faire du mal.
    Je l’entendais, tandis qu’elle montait les marches, les faisant craquer toutes, sous son poids de baleine. Parfois quand j’étais seul dans ma chambre, il me plaisait à penser qu’elle ne devait jamais se peser car dans le cas contraire, elle aurait explosé la balance et je voyais dans ma rêverie les divers morceaux et mécanismes lui arriver en pleine face et s’écraser après une trajectoire parabolique sur divers bibelots qu’elle affectionnait particulièrement. Tout cela resta à l’état de songe et je ne sus jamais si le gros tas de graisse que mes parents nommaient « ta sœur » avait un jour mis son gros pied adipeux aux doigts boudinés sur un instrument de mesure de la masse humaine et j’avais peine à croire en voyant cette boule de graisse oblongue, saucissonnée dans un demi-bas, appelée pied que les lipides claquemurés sous sa peau ne se fassent pas la malle à travers les pores et je n’aurais pas été étonné de voir un jour s’écouler un liquide jaune semblable à de l’huile jaillir de ses extrémités.
    Tout en elle me donnait la nausée et me révulsait. Il y avait d’abord son corps, gras comme du cochon. Sa démarche ensuite, une démarche hommasse, avec ses épaules de déménageur. Et enfin sa voix grasseyante et de stentor, à croire que sa graisse s’était infiltrée jusqu’à ses cordes vocales.
    Je l’entendais brailler comme si elle eut été sur le marché en train de vendre du poisson pas frais. Plus la marchandise est dégueulasse, plus il faut gueuler pour vendre toute cette merde. La demi-tonne, comme j’aimais l’appeler en secret, arriva sur le palier qui trembla.
    —    Tu vas descendre ton cul ou faut-il que je vienne te chercher ? beugla-t-elle.
    —    J’arrive, répondis-je.
    —    J’arrive… j’arrive… Ça fait une heure que je t’appelle… Tiens prends ça.
        Un peu sonné mais finalement habitué à ce trop plein d’amour fraternel, je consentis à suivre demi-tonne. Nous descendîmes donc les marches moi devant, ma sœur derrière, me surveillant du coin de l’œil. L’escalier en chêne lança de nouveau sa plainte mais cela ne parvint pas à réveiller nos parents qui ronflaient au rez-de-chaussée.
    Dehors la nuit nous cueillit. Dans ses bras frais et ténébreux, elle nous entraîna en silence vers la destination. Les branches craquaient sous nos pas et il me semblait que tout autour de nous la forêt bruissait en un léger froissement, sans que nous puissions discerner d’où cela provenait. La lune pleine et laiteuse nous offrait assez de clarté pour que nous puissions progresser sans lampe. Et à mesure que nous nous rapprochions de l’endroit, à mesure que mes sens se remémoraient tout ce que j’allais subir, mon cœur s’emballait, tapait comme un sourd sous mes côtes comme celui d’un petit animal blessé dans les griffes d’un prédateur.
    La ville réapparut derrière les arbres et avec elle, se dressèrent les ombres longues et menaçantes de tours fantomatiques. Le quartier était là, la gueule ouverte, prêt à me happer et à m’entraîner dans ses catacombes. Nous marchâmes encore un peu puis nous nous enfonçâmes sous terre. Il y eut une volée de marches humides et glissantes, un mur aux tags moches et dégueulasses puis nous redescendîmes, nous engouffrons toujours plus loin dans le monstre urbain obscur, aux couloirs sombres, crasseux, humides, interminables et pisseux, aux portes métalliques rouillées et taguées. Il y avait ces personnes qui à mesure que nous approchions semblaient s’amasser sur notre passage comme des cafards, des coprophages de la misère humaine, à tel point que nous progressions de plus en plus difficilement. Je sentais l’haleine tiède de ma sœur sur ma nuque et j’étais poussé de tous côtés par la foule grouillante vers la lumière où crépitaient de vieux néons, vers cette salle qui m’apparaissait à chaque fois que j’y pénétrais comme oppressante, caverneuse, sans issue. S’il y avait un enfer sur terre, c’était bien ici.
    Les paris furent lancés, l’argent circulant de main en main ; ma sœur aux pommettes devenues rosées jubilait, ses pognes plein de billets.
    Comme à l’accoutumée, des bandages furent enroulés autour de mes mains, les mains du champion comme ils disaient, il fallait les préserver, c’était leur magot, leur assurance de pouvoir continuer leurs paris de merde alors que ma gueule, amochée ou pas, ça n’avait pas d’importance.
    Devant moi, un jeune enfant chétif, pâle comme un moribond, dégoulinant de sueur, tremblait. Je voulais hâter le combat pour qu’il ne souffre trop et je lui décochais un crochet du droit. J’espérais le sonner le plus vite possible.
    Mais je savais qu’après lui, il y en aurait un autre, et un autre et encore un autre… jusqu’à ce que ma gueule vienne se frotter au béton de la cave et là, ils seront satisfais, la bave leur coulant aux commissures des lèvres, trépignant, hurlant, gueulant leur rage et leur joie, leur haine et leur espoir, il n’y aura plus que leurs baskets hideuses, toutes les mêmes, la chaleur, la sueur et le sang. Comme s’ils devaient laver leur désillusion avec le sang des autres.

  • C'était un plaisir tout particulier de voir les choses rongées par les flammes, de les voir se calciner et changer.

    7cd517419d069cedd6ed3c73276a5177.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

     
    Ray Bradbury, Fahrenheit 451 : "C’était un plaisir tout particulier de voir les choses rongées par les flammes, de les voir se calciner et changer".

    C’était un plaisir tout particulier de voir les choses rongées par les flammes, de les voir se calciner et changer. Ce sentiment, je ne m’aurais pas cru capable de le faire mien. Tout cela m’appartenait et voir disparaitre mon refuge comme je l’appelais, happé par les flammes orange tortueuses et dansantes, me laissait indifférent.
    Un peu de papier journal avait suffi. Et la cabane s’était embrasée. Il n’y avait pas eu de fulmination mais plutôt une espèce de bruit ridicule, atténué, flemmard quand les flammes qui léchaient la toiture en rondins avait brutalement, avec l’appel d’air, avalé telle une bouche géante la cabane.
    J’étais sceptique au départ sur la réussite de mon projet, ne disposant de pas grand-chose mais mettre le feu est véritablement un jeu d’enfant. Ce doit être pour cette raison que tant de pyromanes pullulent entre les lignes des faits divers des journaux.
    Je me suis reculé, la chaleur au début agréable presque maternelle devenait insupportable. Ce n’était plus qu’une torche oblongue de laquelle décampaient d’âcres fumées noires, des volutes cendrées qui se tortillaient dans le ciel azuré et plein de promesses. Il était maintenant difficile d’imaginer ma cabane derrière ce mur de feu où le bois igné crépitant, craquant de tout part, menaçait de s’écouler à chaque instant. Le spectacle dura longtemps et je finis par m’asseoir dans l’herbe, ne pouvant plus détacher mon regard de mon chez-moi qui partait en fumée, calciné de mes propres mains.
    Quand tout fut fuligineux, quand le bois noir qui crépitait à peine et timidement ne laissa même plus entrevoir quelques braises, quand les fumées se dissipèrent comme une volée de corbeaux derrière une colline, je pris mon sac de toile et partis sans me retourner. C’en était fini. Fini de cette vie de reclus où chacun de mes gestes pouvait me faire arrêter. Fini de me cacher. Fini de trembler à chaque fois qu’une voiture de police ou de gendarmerie croisait ma route.
    J’avais tout brûlé. Mon livret de famille, ma carte d’identité, mon passeport, les photos, mes souvenirs personnels. J’avais rasé ma barbe et coupé court mes cheveux que j’avais ensuite décoloré à l’eau oxygénée vingt volumes.
    J’étais un autre homme. Enfin je voulais l’être et espérais l’être.
    C’était une nouvelle vie qui s’annonçait au bout du sentier, et je l’espérais meilleure que la précédente.
     

  • Le verbe lire ne supporte pas l'impératif

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    Daniel pennac, Comme un roman : "Le verbe lire ne supporte pas l'impératif".
     
    Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. Elle avait beau nous le répéter « Lisez !», « Mais lisez donc ! Que diable !». Son martèlement pédagogique, ses intimidations d’un autre âge n’y faisaient rien. Les trente têtes de la 3ème1 ployaient un peu dans la petite salle de classe du préfabriqué mais elle pouvait toujours causer, notre prof de français, 380 grammes de Stendhal, La Chartreuse de Parme, Folio, 700 pages, écrit en petit caractère ne pesait pas bien lourd face au vélo, roller, sarbacane et console Atari.
    Rien qu’à le prendre entre les pognes, on en avait le vertige : comment un gars, de son vrai nom Henri Beyle, pouvait avoir écrit un pavé pareil ? C’était incompréhensible pour notre pauvre cervelle d’ado. Et le plus extraordinaire est que des gens avaient non seulement lu tout le bouquin mais en plus, l’avaient apprécié ! Là, ça nous en bouchait un coin. De l’admiration pour cette Béatrice Didier ! Elle avait même écrit dans cette Postface qu’elle avait eu une « joie inaltérable ». Et sur la quatrième de couverture, on pouvait lire de Balzac : « M.Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre ». Pourtant c’est peu dire si on avait essayé moi et Pascal, y avait rien à faire, c’était indigeste, comme de la choucroute froide.
    Le début par exemple : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur ». Le début d’un roman ne devrait pas être écrit pour allécher le lecteur ? Nous étions sceptiques.
    Evidemment nous avions un plan de lecture : pour ingurgiter les 554 pages du roman, il fallait qu’on nous découpe l’effort, qu’on le tronçonne à la manière d’un rosbif bien saignant, le débitant en minces tranches plus facilement digestes. J’avais donc suivi ce régime forcé mais en l’adaptant quelque peu.
    J’avais lu l’essentiel, la préface, l’avertissement, la postface, le dossier : la vie de Stendhal, les sources, l’article de Balzac et les passages recomposés par Stendhal et enfin les notes. Pour ce qui est du roman lui-même, le découpage professoral avait été un peu malmené. J’avais bien tenté de me laisser emporter par la vague Stendhalienne mais ces soirs-là, blotti dans mon lit rustique, la tête calée par un gros oreiller mou, à la lumière pâle de la lampe, la déferlante s’était transformée en vaguelette me laissant penaud sur la grève, les paupières lourdes, happées par la gravité, avides de se fermer pour de bon, comme l’épais folio gisant sur le matelas. Les lignes dansaient devant mes yeux, un épais brouillard et je lisais mécaniquement, sans plaisir, les mots succédant aux mots, pour finir en bas de la page à me rendre compte que j’avais perdu le fil de l’histoire. Alors je recommençai, revenant en arrière et il y avait ce bruit angoissant de la pendule posée sur la table de nuit égrenant les secondes ; je n’avançai guère. Un fiasco. Il me restait tant à lire et il fallait bien dormir alors j’élaguais, je tronçonnais des paragraphes puis des pages entières et pour finir, honteux, je sautais des chapitres dans leur intégralité.
    En classe, le résultat ne se fit pas attendre. Première interrogation, un désastre…
    Alors il y eut une bouée de sauvetage : lecture en diagonale comme pour mieux se prouver à soi même qu’on est quand même capable de lire, en partie, ce foutu bouquin avec un renfort mince et rouge mais de taille : le Profil. Le fameux Profil. Rassurant avec son résumé qui nous fait croire que sa possession nous dispense de lire ce fichu bouquin.
    Avec ce livre svelte, tout est plus simple, Fabrice del Dongo nous apparaitrait presque sympathique. L’histoire, enfin, on la découvre et si vite en plus. Comme un voleur qui se serait escrimé à entrer dans une demeure, tentant de fracturer une porte ici, essayant de se faufiler à travers une lucarne là, et finissant par découvrir les clefs de la maison dans une jardinière.
    Voilà j’avais les clefs du bouquin. Enfin je croyais les avoir. Une illusion. Car les interrogations qui suivirent se révélèrent aussi catastrophiques.
    A l’époque, je ne compris pas pourquoi.
    Maintenant je sais.
    Je sais que le verbe lire ne supporte pas l’impératif.
    Et quand il n’y a pas de plaisir dans la lecture mieux vaut tout arrêter. Et ce n’est pas un résumé qui peut pallier la lecture d’un ouvrage car l’histoire n’est pas tout, il y a les personnages, le style, les dialogues… tout ce qui fait la vie d’un roman.
    Alors j’aurais aimé avoir lu, à l’époque, le livre de Daniel Pennac, Comme un roman. Car j’aurais pu répondre à ma jeune professeur de lettres et de latin, que je faisais mienne « les droits imprescriptibles du lecteur » de Pennac en particulier, les numéros 1 et 3.
    Le numéro 2 (« le droit de sauter des pages ») sans le savoir, j’en avais abusé.
    « 1. Le droit de ne pas lire
    3. Le droit de ne pas finir un livre ».

  • La balle de 22 fit un petit trou dans la toile

    3332dd7cbcdd858014a75d6e33ee04c5.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
     
    Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid, Laissez bronzer les cadavres ! : "La balle de 22 fit un petit trou dans la toile".
     
       La balle de 22 fit un petit trou dans la toile. Imperceptible de loin. Pareil à la gentillesse sur un visage.    
        Sans perdre de temps, Hector manœuvra la coulisse de son fusil, un Anschütz modèle 1911, éjectant la douille puis introduisit une balle de calibre 22 LR Stinger. C’était bien la première fois qu’il ratait sa cible. Il regarda ses mains : elles tremblaient autant qu’un vieux moteur diésel en plein hiver.
        En face, l’homme, affolé par la détonation, s’était jeté à terre et enlevait maintenant son harnais pour se désolidariser de son parachute qui ondoyait lentement dans le vent et qui gonflait comme la robe d’une jeune femme.
        Une erreur aussi grossière, il ne se l’expliquait pas. L’homme était à quelque deux cent mètres : une distance raisonnable. Avec sa propre arme qu’il utilisait régulièrement en compétition, il était capable d’atteindre une cible de 5 à 10 cm de diamètre se trouvant à 300 mètres. Alors pourquoi ? Vent latéral ? La balle avait déviée verticalement. Ce n’était pas ça. Il pensa tout à tour, au réglage de la détente, qu’il n’avait pas changé, à la lunette de visée, qu’il avait vérifié, au chargement de ses munitions, qu’il réalisait lui-même. Non, il ne se satisfaisait d’aucune explication technique. Il fallait chercher ailleurs.
        Il repensa à son enfance, exfoliant ses souvenirs un à un comme pour mieux chercher l’intrus. Il se revit enfant, candide et déjà triste, à l’allure ridicule dans ses vêtements trop amples, avec son pull à col roulé cyan, les habits de son frère aîné, des habits  que sa mère ne pouvait plus payer et qu’ils devaient se partager. C’était comme une injustice, qui sourdait de son ventre et qui irradiait dans tout son corps ; c’était comme un bruit sourd qui tapait fort sur ses tempes, dans son crâne, un méchant démon qui lui criait que la vie est une énorme sentine où les âmes aiment à se vautrer, et où il ne faut rien attendre de la vie, de ses parents. Il aurait voulu hurler tout çà, le gueuler comme son père pouvait faire quand il rentrait soul à la maison et qu’il s’étalait dans le salon, comme un porc dans sa souille, la gueule par terre, près de son vomi, reniflant les poils du chien, un bâtard crasseux. Quelquefois il n’était pas assez ivre et là, sa main lourde ne servait pas qu’à trinquer avec ses compagnons de beuverie. Il aurait voulu que tout ça sorte, comme quand son père débagoulait l’alcool, la bile et du sang parfois. Que les mots jaillissent en cascade, pêle-mêle à la limite, mais rien ne se produisait. Il était aphone, l’estomac noué, rentrant ses épaules et ses illusions dans ce qui lui restait de dignité. Il n’était qu’un enfant, petit, craintif qui aurait voulu que tout se passe autrement.    
        Il se ressaisit. Tout cela était vain. Tout cela était loin. Il arrêta de faire vagabonder ses pensées et se concentra sur son travail. Il recala de nouveau son corps correctement de manière à être correctement allongé et à bien avoir la crosse du fusil dans le creux de son épaule, le fût en arrière de l’appui. Il glissa son majeur sur la détente et se concentra sur sa respiration qu’il voulait la plus douce possible. Cible mouvante et debout à présent, guidon et lunette de visée furent alignés doucement, sans précipitation. Il bloqua sa respiration et appuya d’abord sur la détente tendrement comme des lèvres timides et amoureuses, puis avec plus d’ardeur mais toujours avec maitrise. En bout de course, l’arme fit feu.    
        Cette fois-ci, dans le thorax. Il éjecta la douille, réapprovisionna et fit feu une nouvelle fois : une deuxième balle qui se logea dans la tête du parachutiste qui s’effondra, mort.   
        Une dernière fois, il fit aller la coulisse de son fusil, prit un chiffon pour ramasser les trois douilles puis fourra le tout dans un sac en toile. Il démonta son fusil et le rangea précautionneusement dans une mallette.   
        Il était rassuré, il n’avait plus raté sa cible.
       Il retourna à son véhicule, un sourire aux lèvres, léger comme l’éther ou comme l’air qui s’échappait du mort à quelques pas de lui, soulevant une dernière fois la poitrine du parachutiste, le dernier souffle, une exsufflation de trépassé, les derniers gaz qui dans un ultime élan quittaient cette enveloppe alvéolée qui ne gonflera plus jamais.

  • Je dois dire que s’il y en avait un qu’on ne s’attendait pas à voir, c'était bien lui

    df344dab183d2f5c6e1c347e8d28887b.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle. 

    Philippe Djian, Frictions : "Je dois dire que s’il y en avait un qu’on ne s’attendait pas à voir, c’était bien lui".
     
        Je dois dire que s’il y en avait un qu’on ne s’attendait pas à voir, c’était bien lui. La sonnerie avait retenti et Julie s’était précipitée pour ouvrir avec son entrain habituel. Ensuite elle s’était figée. Figée comme si elle avait vu un fantôme dans l’encadrement de la porte ou Dark Vador en short un sceau de plage à la main.
        Lui, droit comme un bâtonnet de glace, n’attendait qu’un mot pour faire un pas et rentrer dans cette demeure qu’il avait quitté, il y avait plus de quinze ans. Quinze sans nouvelles, sans une lettre, un mot, une explication. Quinze ans sans pouvoir lui faire un câlin, lui dire qu’on l’aime ou qu’il est le plus fabuleux des papas. Quinze ans qu’on avait tiré un trait sur son existence, comme on jette au panier de vieux bouquins qu’on avait espéré pendant longtemps relire un jour et le temps passant, on finit par se rendre compte que ces tas de feuilles poussiéreux encombrent la bibliothèque et qu’on ne les relira certainement jamais et qu’après tout, en les feuilletant rapidement, on réalise qu’ils n’en veulent pas la peine alors d’un geste résigné, un peu triste, on les met à la poubelle presque honteux de s’en être débarrassé. Et on les oublie…
        Il était là. Devant nous. Avec ces cheveux poivre et sel. Maman ne disait rien, elle le regardait. Sans animosité. Elle le regardait avec indifférence, comme si cet homme, le père de ses enfants, n’était plus qu’une molécule d’eau, banale, étrangère parmi les milliards de milliards de milliards d’autres dans l’océan tumultueux de sa nouvelle vie.
        Il fit un geste imperceptible, une grimace sur son visage de cire et notre mère compris qu’il ne fallait pas, qu’on lui devait ça. Même si c’était injuste, ou trop facile. Il fallait le laisser entrer, qu’il pose son cul sur le canapé, qu’il boive son verre de Martini blanc avec un glaçon, qu’il parle sans qu’on l’écoute trop ou sans qu’on veuille véritablement l’écouter et qu’il s’en aille comme il était arrivé. Dans l’indifférence. Bye Bye et à une prochaine dans dix ans, papa…
        Elle avait compris tout ça, maman. Cet homme lui avait fait tellement de mal, qu’elle s’était forgé une enveloppe, translucide, invisible au premier regard mais une enveloppe capable de protéger ses deux enfants contre tous les salopards qui pourraient de nouveau enquiquiner sa petite famille. Elle le laissa passer. Comme le matador esquive le taureau. Les pieds bien fichés dans le sol, sûre d’elle, le regard tourné sur l’adversaire, prêt à contre-attaquer.
        Ensuite il s’était affalé dans le canapé. Fidèle à lui-même. Un verre à la main, il reprenait des couleurs et de l’assurance à mesure que le liquide alcoolisé se répandait en lui imperceptiblement. A chaque gorgée, il semblait plus à l’aise et il nous débitait des banalités sur sa nouvelle vie, sa nouvelle demeure et sa nouvelle voiture sans laisser le temps à maman d’en placer une. Il s’écoutait parlé, croyant à ce qu’il disait ou feignant d’y croire. C’était pitoyable de voir comment il n’avait pas changé et finalement c’était mieux ainsi. Mieux pour maman qui devait se dire qu’elle n’avait rien à regretter d’un type pareil. Qu’elle avait passé quinze ans de sa vie à l’abri de son nombrilisme, de ses retards du jeudi soir, de ses slips sales sur le carrelage gris de la salle de bains, de ses revues de foot dans les WC, de son goût immodéré pour les croupes rivales, des oublis trop répétés de nos anniversaires, de son boulot de cadre aux horaires soi-disant élastiques, de sa morgue.
        Cet homme qui avait partagé le lit de maman n’avait plus rien à lui apporter. Au contraire, il lui avait pris déjà beaucoup de son énergie et de sa joie de vivre. Elle ne ressentait plus rien pour lui, pas même de l’empathie car elle connaissait trop l’homme qu’il était et la part de lui-même qui semblait n’avoir pas changé. Elle n’avait pas de rancœur. Elle avait cette tristesse qu’ont les femmes comme elle d’avoir rencontrer des hommes comme papa. Cette tristesse qu’elle avait enfuie au fond de son petit cœur, cette tristesse d’avoir eu la malchance d’avoir rencontré cet homme-là, un soir où grisée par l’alcool et la cigarette, elle avait croisé le chemin de cet ado aux cheveux longs et blonds, sûr de lui, conquérant.
        Et maintenant qu’il était à ses côtés, seul, dans son costume gris mal taillé, et qu’il parlait depuis bientôt une heure sans discontinuer, son assurance commençait à s’effriter, morceau par morceau, grain par grain ; le roc qu’il voulait nous faire croire qu’il était devenu, s’émiettait pour tomber en poussière sur le tapis du salon, pitoyablement. Il se liquéfiait devant maman, devenant un petit garçon bien docile qui se résignait devant ce bloc de glace impassible, devant cet iceberg inaccessible qui flottait à côté de lui.     Maman ne dit rien ou si peu. Elle n’avait pas besoin. Tout en elle était fermé à cet homme. Il finit par poser ce verre, qu’il avait vidé et tripoté nerveusement pendant tout cette rencontre improbable et se leva, seul. Maman restant assise. Il bredouilla même des excuses et quitta notre maison.
        Maman ne dit rien, ce soir-là, pas même les autres soirs. Cela n’était pas arrivé.
        Et c’était mieux ainsi. Mieux pour ma sœur, mieux pour moi.
        Et même mieux pour cet homme, que j’avais jadis appelé papa.

     

  • J'avais fait remplir un flacon d'acide chlorhydrique...

    medium_141329H.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour : "J’avais fait remplir un flacon d’acide chlorhydrique, et je le gardais sur moi en permanence, avec l’idée de le jeter un jour à la gueule de quelqu’un."

        J’avais fait remplir un flacon d’acide chlorhydrique, et je le gardais sur moi en permanence, avec l’idée de le jeter un jour à la gueule de quelqu’un. Une idée comme ça qui m’était venue un soir de beuverie. Mais à force de trimballer la petite bouteille, j’avais fini par prendre goût à me balader avec cet accessoire. Ca me rendait guilleret de savoir qu’il était prêt de mon cœur, dans la poche de mon veston. Corrosif, brûlant comme la passion peut l’être.   

        Alors il était sur moi à tout moment et à tout moment, je pouvais pourrir la vie de quelqu’un, lui jeter le contenu de mon flacon dans la gueule. Comme ça, pour rien. Simplement parce j’en avais envie. Ou parce que sa gueule ne me revenait pas. Ou pour mille autres raisons toutes plus insignifiantes les unes que les autres.   

        Evidemment personne n’était au courant. Ce n’est pas le genre de chose qu’on avoue facilement. Etait-ce une perversion, un jeu malsain, une folie passagère ? Je ne le saurais jamais. Cela avait cessé comme cela avait commencé : brutalement.    

        A l’époque, je sortais avec une copine que j’avais rencontrée sur le campus scientifique de Lille 1 : Aude, une charmante fille, à vrai dire. Elle avait de longs cheveux blonds qui lui descendaient jusqu’aux creux des reins et de grands yeux bleus, plus clairs qu’un ciel d’azur. Une vraie beauté. Son seul défaut, c’était de se jeter dans tous les bras chaleureux qui croisaient son chemin. A la longue, ça m’avait lassé.    

        Un soir, Aude avait trouvé la fameuse bouteille : une bouteille de parfum dont j’avais remplacé le contenu. Intriguée, elle l’avait humé. Je n’avais pas eu le temps de l’en empêcher. Elle ne m’en avait même pas voulue, et ne m’avait posé aucune question. Elle s’était contentée de me regarder avec une petite moue interrogatrice à peine réprobatrice qui semblait vouloir dire : « Mais qu’est-ce qui te passes par la tête Marc… Je ne préfères pas savoir ».    

        Alors j’avais continué mes promenades avec la petite bouteille d’Armani. Elle et moi, nous nous rassurions. Un peu comme un vieux couple. Je ne sais pas s’il fallait y voir quelque chose de symbolique, quelque chose de psychanalytique mais la présence de ce liquide incolore et corrosif avait changé la perception que j’avais des gens que je croisais. Ce n’était plus une foule anonyme, sans visage, qui déambulait devant mes yeux, c’était des individualités qui frôlaient trop souvent, sans le savoir, le défigurement. Ils m’inspiraient de la pitié. Ou plutôt, une sorte d’empathie. J'aimais à penser qu’il y avait peut être dans cette foule qui descendait l’escalator du Furet Du Nord, une personne qui me ressemblait. Une personne qui transportait de l’acide chlorhydrique, de la soude caustique ou de l’ammoniac. Et qui aurait pu me lancer au visage ce liquide corrosif. Je pense même qu’au fond de moi, je l’espérais. Je ne voulais pas me l’avouer mais il y avait des signes qui ne trompaient pas.
        Tout ça était symbolique, celui que je cherchais désespéramment pour lui foutre à la gueule l’acide et que je ne trouvais pas, c’était moi. C’était pour moi cet acide. Il me le fallait en pleine face, car la fuite en avant ne me menait nulle part. C’était un élan vital. Désespéré. Un ultime essai.
        Tout ce qu’avait trouvé mon pauvre subconscient, c’était cette mascarade morbide, ce pauvre stratagème qui a finalement abouti mais pas comme je l’avais prévu. Comme quoi la vie emprunte souvent des détours pour parvenir à ce qu’elle veut.
        Un matin où je me rendais à la fac en métro, je fus effleuré par une automobile. Oh ! Rien de grave. Seulement, en chutant, la bouteille d’acide se brisa et le temps que je retrouve mes esprits, je fus brûlé au troisième degré et conduit aux urgences du CHU.
        Il y eut alors dans l’ordre : des bras au ciel. Une tentative personnelle et vaine d’explications. Des mines déconfites. L’incompréhension des parents et du milieu médical. Le temps des sermons. Le défilé des amis. Celui des grands-parents…
        De l’humiliation distillée au compte goutte. Un vrai plaisir. Ca me blinda pour un moment. Mais dans cette pièce de boulevard, il y eut sur la fin, une jeune femme. Une lumière dans cette angoissante et obscure vexation. C’était la fille de l’un des amis de travail de mon père : Clémentine. Petite et menue, elle avait de jolies tâches de rousseur qui semblaient s’être concertés pour lui embellir le teint et le visage de la plus belle des façons. Elle n’était pas extraordinairement belle, mais elle avait du charme et son sourire était craquant : je tombai fou amoureux d’elle en moins d’une semaine.
        Il y eut bien évidemment des stigmates mais je les oubliais vite car six mois plus tard, Clémentine me passait la bague au doigt. Cet acide, que j’avais voulu comme un fou lancé à la face d’un inconnu, avait finalement scellé notre union. Il avait été le catalyseur d’une rencontre improbable.

     

  • Il resta un long moment...

    medium_600-00172917.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Jean-Pierre Amette, la maîtresse de Brecht : "Il resta un long moment à regarder défiler les forêts et leurs rousseurs."

    Il resta un long moment à regarder défiler les forêts et leurs rousseurs. Puis il quitta sa banquette et se rendit aux toilettes. Maintenant il savait. Ou plutôt, il s’était enfin décidé. Décidé à tirer un trait sur beaucoup de choses qu’il ne supportait plus dans sa vie. Il avait fait ce voyage, si on peut dire, pour ça. C’était comme une délivrance, un poids en moins sur son ventre qui l’avait si souvent oppressé.

    Il sortit son agenda et jeta un rapide coup d’œil sur ses rendez-vous du lundi. Il avait fait cela comme un geste machinal mais pouvoir se ré-intéresser à son boulot était déjà un grand pas pour lui. Il se sentait mieux, c’était une évidence. Il en sourit puis se ravisa et pensa qu’après tout, c’était dimanche, et qu’il valait mieux profiter de cette belle journée plutôt que de se plonger dans le boulot.

    Il se leva, fit quelques pas. La voix de l’hôtesse annonçait en allemand l’arrivée prochaine en gare. Pourquoi pas, se dit-il.

    Il revint à son siège et rangea ses affaires. L’agenda dans sa serviette, son bloc de dessin, il est architecte, aussi. Il plaça son crayon à papier dans sa sacoche et attendit sagement, la sacoche sur ses genoux, l’arrivée prochaine en gare.

    Dehors l’air était un peu frais mais le soleil réussissait à darder ses rayons à travers une mince trouée de nuages blancs. Il se sentait bien ici. Sa femme n’avait jamais pu comprendre ça. C’était sa terre natale. Là où il avait grandit. Là où dormaient ses souvenirs d’enfance. Berlin.         Vers l’horizon, il y avait cette ville fantastique, trop longtemps coupée en deux. La ville de son enfance. Il pouvait presque étendre la main et la sentir vibrer.

    Il s’assit sur un banc. La gare était derrière lui, dans cette petite ville de province qu’il ne connaissait pas. Mais peu importe, il se sentait chez lui.

    Il repensa à ses voyages en bus, adolescent, quand il se rendait au centre ville pour acheter quelques livres. C’était un plaisir infini que sa mère lui offrait. C’était sa liberté. Sa bouffée d’air pur dans cette ville bunker.

    Il resta là, à regarder, simplement regarder, ce qu’il avait laissé dans son pays natal pour cette femme qui, un jour du mois de mai, lui avait tourné la tête. Il ne regrettait rien. Non, si c’était à refaire, il le referait. La vie est trop courte pour qu’on se retourne sur elle, trop courte pour lui accorder la faveur de regrets amers.

    Il mit dans sa poche suffisamment de souvenirs, lesta son cœur d’une provision suffisante de bonheur et s’arracha de ce banc sur lequel il venait de s’asseoir pas moins de trois heures. Il marcha vers la gare, pris un billet pour le retour, il était temps, songea-t-il et remonta dans le train. Destination la France.

    Avec le tacatac monotone, il réfléchit à ce qu’il allait lui dire. Quelques mots pour clarifier les choses. Il allait lui dire gentiment. Il ne voulait pas la blesser, pas lui faire du mal. Après tout, elle aurait pu être la mère de son enfant.

    Alors il chercha des mots clairs mais pas méchants. Pondéré, il voulait être pondéré. Pas méchant. Mais il fallait qu’elle comprenne car ils ne pouvaient plus rester ainsi.

    Il ne voulait pas lui dire qu’il ne l’aimait plus. Il ne voulait pas non plus lui dire qu’il ne supportait plus sa présence, même si c’était un peu vrai.

    Il réfléchit longtemps et lui vint à l’esprit : le matin quand tu te lèves, je ne te vois plus. Tu m’es transparente. Comme un voile fin qui se serait mis entre nous et qui nous aurait définitivement séparés. Claire, nous devrions nous quitter, ne crois-tu pas ?

    Voilà, il allait lui dire quelque chose comme ça. Elle comprendra. Il en était sûr.

    Dehors les grandes forêts allemandes étendaient leur manteau noir et une page se fermait irréparablement. Mais la vie, elle, continuait.

  • Fin de la nouvelle

     medium_05472994.jpg

    Dondong, Antoine Volodine (Seuil) :
    "La boîte de conserve roulait sur le carrelage sale du couloir".
     
    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    La boîte de conserve roulait sur le carrelage sale du couloir. Et avec les joints, cela faisait penser à un train sur ses rails. Une espèce de bruit continu entrecoupé régulièrement. Elle continua docilement, prudemment, en hoquetant à chaque franchissement de ciment. Mais sa trajectoire, quoique rectiligne au départ ou plutôt quasi rectiligne, s’incurva très légèrement mais irrémédiablement vers le mur et vers ce qui se trouvait près du mur.
    De ma position, l’accident était inévitable. J’aurais pu courir, hurler ou trépigner ; rien n’y aurait changé. Alors je suis resté là, impassible, à le regarder, les yeux bas comme un enfant pris en faute, tressaillir sur ses petits pieds.
    Il a vibré ce foutu guéridon pareil à un bateau qu’on éventre : ça craque, ça se plaint, ça se débat mais au final, ça finit par plier, vaincu. Et ça m’a presque rendu nostalgique : j’ai pensé à tous ces trésors découverts par des archéologues. J’ai pensé aux chinoises et à leurs petits pieds martyrisés. A la dynastie Ming. A la fête des mères.
    J’ai pensé à une multitude de choses et tout ça se télescopait dans ma tête. Comme un puzzle qu’on aurait lancé par-dessus mon épaule et que j’aurais regardé impuissant s’étaler sur la moquette.
    Tous ces petits bouts de mon existence, ces miettes de peu, ces souvenirs lointains et morcelés, c’était ma vie en morceaux. Pareil à cette porcelaine qui était venue se frotter au carrelage sale du couloir.
    Maman m’en aurait voulue longtemps. Je la revois avec son vase de Chine, le tournant dans un sens puis dans l’autre pour trouver l’orientation judicieuse. Elle avait cette robe à fleurs, bleue, qui lui allait si bien. Ce devait être à la fête des mères. Enfin, je crois.
    Mais de toute manière, elle n’est plus là. Plus là, pour voir son vase pulvérisé, plus là pour poser son regard aimant et réprobateur à la fois sur moi, plus là pour ramasser les morceaux.
    Je crois bien qu’elle me manque.

     

  • Nouvelle en chantier

    Dondong, Antoine Volodine (Seuil) :

    "La boîte de conserve roulait sur le carrelage sale du couloir".

     

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
     

     

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     La boîte de conserve roulait sur le carrelage sale du couloir. Et avec les joints, cela faisait penser à un train sur ses rails. Une espèce de bruit continu entrecoupé régulièrement. Elle continua docilement. Mais sa trajectoire quoique

  • Une maison (fin de la nouvelle)

    medium_thumb_16_15_6_thumb.jpgEn s’approchant un peu, des chênes centenaires semblaient faire un pas de côté pour nous laisser entrevoir une mince partie de la façade. De plus loin, un rideau vert, entremêlement visuel de branches de conifères, de buissons et de feuillus, barrait la vue aux curieux et était le meilleur garant de la tranquillité des hôtes.
    De l’arrière de la bâtisse, la situation était totalement différente. La terrasse en tec surplombait un gazon digne des terrains de golf qui se dérobait rapidement sous les jambes des invités qui ne prenaient garde de la pente extrême du jardin.
    Sur le côté droit, il y avait un appentis faisant office de réserve de bois pour l’hiver.
    Plus loin, des champs de blé.
    En entrant dans la maison, on aurait pu entendre comme à l’accoutumée, les cris des enfants rebondissant comme des balles en caoutchouc sur les boiseries lasurées, résonnant dans le long corridor du bas et montant en faisant vibrer jusqu’aux portes du palier. Mais aujourd’hui tout était bien calme. Une seule chambre d’hôtes était occupée et les locataires du lieu étaient bien silencieux. On aurait pu aussi remarquer un léger effluve provenant de la cuisine, un subtil parfum à peine perceptible comme un délicieux chatouillement odoriférant nous rappelant quelque chose de notre enfance. Cette odeur exquise qui nous faisait saliver dans les moments rares où nous rentrions dans une confiserie. Il y avait cet homme ou cette femme qui enroulait d’un geste lent la pâte sucrée et colorée qui finissait par être découpée en sucettes.
    La maîtresse de maison avait en effet un petit péché mignon, celui de fabriquer et de déguster des sucettes et des berlingots aux mille parfums : ces venues traditionnelles à feu ouvert, fraise, pomme, framboise, citron, cerise, groseille, orange, cassis… Elle les essayait toutes, au grand ravissement de ses invités. Mais à cette heure de l’après-midi, nulle odeur, nul parfum ne s’échappait des casseroles en cuivre. Il n’y avait que cette pluie fine, ce crachin qui s’évertuait à glisser le long des carreaux, apportant aux lieux cette odeur si caractéristique de l’air humide.
    En poussant un peu plus loin l’exploration de la maison, on aurait pu remarquer un vase mauve renversé qui avait répandu son contenu sur la moquette de l’étage. Sans doute une bêtise de plus à mettre sur le compte de Fanny, la jeune chatte au pelage roux de la maison. Elle avait dû poursuivre un mulot et avec la sellette en merisier sur son chemin, l’accident avait été inévitable. Mise à part les roses rouges et blanches piétinées, on aurait pu aussi remarquer que les vestes et manteaux étaient restés accrochés au portemanteau du bas, près de la porte de la cave. Les hôtes n’étaient donc pas sortis car avec cette pluie froide qui vous mouille imperceptiblement mais sûrement, une veste protectrice s’imposait.
    Pour autant, un silence glacial dévorait la demeure. Pas un bruit de vie ne troublait la quiétude des lieux. Seulement le tic tac rieur du carillon du séjour.
    En cherchant un peu, un œil curieux aurait décelé une anomalie dans le corridor du rez-de-chaussée. Extérieurement, la bâtisse avait une forme simple, rectangulaire. Intérieurement, le corridor du bas n’était pas rectiligne, son allure concave dissimulait une cloison secrète.
    Après avoir poussé le mécanisme ingénieux qui dégageait la cloison, nous aurions pu nous engager dans l’escalier humide, nous faisant happer par l’obscurité inquiétante. Une ampoule poussiéreuse, plantée dans un plafond craquelé comme si on l’avait méchamment lancé du bas, ballottait sous l’effet des soubresauts du vieil escalier en bois et lançait ses ombres effrayantes en tout sens.
    Sous nos pas, l’escalier entier chanta.
    En bas, le spectacle était épouvantable.
    Des corps enchevêtrés, éparpillés dans toute la cave. Rien ne semblait bouger. Il y avait cette chair, cet amas grassouillet de jambes et de bras qui flottait sur un océan de poitrines tantôt masculines, tantôt féminines. Dans un coin obscur, des dizaines de bouteilles vides avaient été abandonnées. Sur une table rustique en chêne massif, traînés une multitude de plats où des mains grasses avaient récuré jusqu’à la dernière miette.
    En s’approchant un peu, en prenant garde d’enjamber ces corps, nous aurions pu remarquer que les poitrines de ces pauvres diables se soulevaient. Lentement mais elles se soulevaient.
    Ce n’était finalement que le triste spectacle d’une fin d’orgie, d’âmes saoules comme des cochons, cuvant silencieusement leur alcool.

  • Une maison

    medium_16_15_6_thumb.jpg

    En s’approchant un peu, des chênes centenaires semblaient faire un pas de côté pour nous laisser entrevoir une mince partie de la façade. De plus loin, un rideau vert, entremêlement visuel de branches de conifères, de buissons et de feuillus, barrait la vue aux curieux et était le meilleur garant de la tranquillité des hôtes.
    De l’arrière de la bâtisse, la situation était totalement différente. La terrasse en tec surplombait un gazon digne des terrains de golf qui se dérobait rapidement sous les jambes des invités qui ne prenaient garde de la pente extrême du jardin.
    Sur le côté droit, il y avait un appentis faisant office de réserve de bois pour l’hiver.
    Plus loin, des champs de blé.
    En entrant dans la maison, on aurait pu entendre comme à l’accoutumée, les cris des enfants rebondissant comme des balles en caoutchouc sur les boiseries lasurées, résonnant dans le long corridor du bas et montant en faisant vibrer jusqu’aux portes du palier. Mais aujourd’hui tout était bien calme. Une seule chambre d’hôtes était occupée et les locataires du lieu étaient bien silencieux. On aurait pu aussi remarquer un léger effluve provenant de la cuisine, un subtil parfum à peine perceptible comme un délicieux chatouillement odoriférant nous rappelant quelque chose de notre enfance. Cette odeur exquise qui nous faisait saliver dans les moments rares où nous rentrions dans une confiserie. Il y avait cet homme ou cette femme qui enroulait d’un geste lent la pâte sucrée et colorée qui finissait par être découpée en sucettes.
    La maîtresse de maison avait en effet un petit péché mignon, celui de fabriquer et de déguster des sucettes et des berlingots aux mille parfums : ces venues traditionnelles à feu ouvert, fraise, pomme, framboise, citron, cerise, groseille, orange, cassis… Elle les essayait toutes, au grand ravissement de ses invités. Mais à cette heure de l’après-midi, nulle odeur, nul parfum ne s’échappait des casseroles en cuivre. Il n’y avait que cette pluie fine, ce crachin qui s’évertuait à glisser le long des carreaux, apportant aux lieux cette odeur si caractéristique de l’air humide.
    A suivre...

  • Une femme avec la main sur la bouche

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    Elle s’était tue. Soudainement. Non pas qu’elle n’avait plus rien à dire mais plutôt car elle avait le sentiment d’en avoir trop dit. Elle avait l’impression d’avoir dévoilé ce qu’elle ne voulait pas laisser paraître.
    Erwan s’était retourné vers elle, il avait lancé ses gros yeux bleus dans sa direction, comme deux intenses faisceaux lumineux, deux torches électriques braquant sa figure, fouillant le brouillard de sa conscience pour y dénicher ce qui lui semblait avoir compris. Elle baissa la tête, l’inclina légèrement en passant sa main dans ses cheveux blonds.
    Avait-il compris ? Elle n’osait l’imaginer. Il était encore trop tôt. Trop tôt pour lui dire la vérité.
    Pas maintenant. Pas comme ça, il ne le fallait pas.
    Elle y avait tellement pensé. Elle en avait tellement parlé avec Francis.
    Elle tendit la main et attrapa un verre puis revint s’asseoir.
    L’eau qui descendait lentement l’apaisa un peu.
    Erwan attendait, debout, les bras croisés sur son ventre rebondi comme pour mieux lui signifier qu’il n’en resterait pas là. Qu’il attendait une réponse, une explication. La pendule jaune, accrochée au-dessus du chambranle de la porte de la cuisine, égrenait ses secondes, rythmant le silence qui avait refroidi à présent toute la pièce. Avec ses deux aiguilles noires statiques et sa trotteuse tournant sans relâche, elle semblait surveiller du coin de l’œil chaque geste, chaque bouche susceptible de s’ouvrir.
    Mais rien ne se produisait.
    Marie restait muette comme figée par la peur de parler. Après lui avoir mentie pendant toutes ces années, elle éprouvait une douleur déchirante à l’idée de tout lui avouer. Elle savait que ce moment était inéluctable mais elle ne pouvait s’y résigner même si ce sentiment lui apparaissait déraisonnable et foncièrement égoïste.
    Erwan esquissa un geste comme pour préparer sa fuite :
    — Attends, lui dit-elle.
    Il s’arrêta et s’adossa de nouveau à la desserte.
    — Je te dois des explications, reprit Marie.
    Il fit une moue, approuvant ce que lui disait sa mère.
    — J’ai toujours voulu reculer l’échéance… jugeant que tu n’étais pas prêt…
    — Tu pensais que j’étais trop petit ? demanda Erwan.
    — Oui, en quelque sorte.
    — Et bien tu t’es trompé, lâcha-t-il.
    — Comment ça ?
    — Je ne serais jamais prêt à entendre ça, surtout après tous tes mensonges.
    — De quoi tu parles, s’inquiéta Marie.
    Il y eut un silence puis Erwan reprit en souriant :
    — Toutes ces conneries à propos de moi, je les ai gobées pendant un moment mais j’ai fini par comprendre…
    Erwan s’interrompit, hésitant à tout balancer à sa mère, enfin à Marie, pensa-t-il.
    — Qu’est-ce que tu as compris ? risqua-t-elle.
    — O moins, dit-il.
    — O moins, oui, c’est ton groupe sanguin et alors ? fit-elle presque agacée.
    — Et le tien et celui de papa ?
    — O moins aussi, mentit-elle, complètement désarçonnée.
    — Tous les deux un sang plutôt rare, quel hasard, maman…
    Erwan reprit en changeant de ton, la colère crevant à la surface de ses pupilles :
    — Et bien non, un mensonge de plus… j’ai fini par le découvrir… vous êtes tous les deux du groupe O positif…
    Marie s’affaissa un peu plus sur sa chaise, écrasée par la culpabilité, honteuse comme un enfant prit en faute.
    Hésitante, elle trouva tout de même la force de se lever et fit un pas en direction de son fils, prête à le prendre dans ses bras.
    —Laisse-moi, fit-il et il recula. Il recula devant sa mère.
    C’était ce qu’elle avait toujours redouté et comme dans un mauvais rêve, elle n’était pas prête à vivre ça, à voir son fils montait les marches quatre à quatre, fuyant sa mère comme une pestiférée.
    À présent, la tête lui tournait alors elle se rassit. Elle prit sa tête entre ses mains et pleura doucement, seule, bien seule dans sa cuisine.

  • Nouvelle en fin de chantier

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    Longtemps, je l’avais détesté : nous avions aimé la même femme.
    Ça n’avait pas été une compétition, un jeu d’adolescents ni même une rivalité. Non, il y avait eu Sophie et je crois bien qu’à force de traîner ensemble, une complicité s’était installée doucement, un peu comme la poussière se dépose sur les meubles : pendant quelques jours, ça n’y paraît pas, la commode semble bien propre et puis un autre jour, en allant chercher une paire de chaussettes, en ouvrant un tiroir, on remarque que de près, la poussière s’est accumulée en une couche assez fine. Elle est là, blanche et ténue comme un nuage de coton délicatement posée sur la surface cirée de la commode de grand-mère, narguant nos yeux et complexant la personne propre que nous sommes. On ne l’avait même pas remarquée. Elle semblerait presque sortie d’un chapeau.
    Avec Sophie, ç’avait été la même chose. D’insignifiantes rigolades, de banales promenades, de longs et assommants travaux pratiques et la routine du self de la fac de sciences. Pas vraiment de l’amitié plutôt une entente à l’amiable qui nous évité de nous retrouver seuls. C’était mieux ainsi.
    Mais à force de s’effleurer, de croiser ses regards de moins en moins timides, de tapoter une épaule, une douce cristallisation, lente comme une fleur qui s’ouvre et qui offre son pistil à la vue de tout le monde, s’était produite. Rien d’important au début, comme un frisson.
    Un frisson, très vite remplacé par un sentiment idiot de ne plus pouvoir la quitter, de voir toute la terre dépeuplée si elle venait à disparaître. Cela s’était immiscé, introduit comme un voleur, dans ma conscience et cela avait envahi mieux qu’un parasite toute ma vie. À chaque seconde, à chaque battement de cœur ou de cil, Sophie remplissait ma vie mieux que l’oxygène qui coulait dans mes veines. Elle était tout à la fois. Ma raison de vivre, mon espoir, la plus belle chose qui était en train de m’arriver.
    Mais il y eut l’autre. Mon double. Mon ennemi.
    Il me conseillait mal. Je n’y voyais rien, obnubilé par Sophie, aveuglé par l’amour.
    Il me disait de faire ainsi et je lui obéissais, aveugle que j’étais. À deux, nous aurions pu conquérir le monde, séduire Sophie. Bouger les montagnes, aplanir nos doutes, écraser nos peurs.
    Mais il faut bien avouer qu’il m’entraîna dans sa chute douloureuse. Il nous fallut du temps pour nous en remettre, réaliser nos erreurs, notre bêtise, notre égarement. Ce n’en fut que plus douloureux.
    Une blessure comme celle-là ne se referme jamais totalement. C’est un peu comme les stigmates des saints catholiques qui se rouvrent de temps à autre. Ça suinte régulièrement, laissant écouler un peu de regret.
    Avec le temps, la douleur s’estompe, elle s’enterre à la manière d’une bête acculée, elle se cache avec pudeur derrière la routine de la vie.
    Mais quelques fois au détour d’une ruelle, une mèche blonde apparaît et le souvenir, toujours prêt à bondir, nous laisse songeur : si seulement, j’avais…
    Mais il y a bien une petite morale de cette histoire, celle de Jean-Marie Poupart : « On passe tellement de temps à regretter ce qu’on a fait qu’il est bien inutile de se donner la peine de regretter ce qu’on n’a pas fait… »
    Alors ne nous retournons plus, l’avenir est devant et les mèches blondes, laissons-les derrière…

  • La digue

    medium_085-Soleil.jpgIl marchait. Un point dans la brume, vague et lointain.
    Il marchait. Les dents serrées, les mains vissées dans ses poches de jean. Les embruns venaient lui fouetter le visage, lui embuer ses lunettes derrière lesquelles ses pauvres yeux n’en pouvaient plus.
    C’était comme un réflexe pour se vider la tête, ne penser à rien, chasser tout, comme le vent du large qui nettoie les bronches.
    Il marchait. Sans but, droit devant lui. Il s’arrêterait quand la nature l’obligera. Seulement quand le sable l’empêchera d’aller plus loin.
    Assurément il fera demi-tour, reprendra cette digue qu’il a tant arpenté. Cette digue de Malo-les-bains où il aime se mêler aux passants, aux cyclistes et aux enfants le dimanche matin quand le soleil est de la partie.
    Pourquoi la parcourir seul, par ce temps exécrable ? Il n’y avait pas réfléchi. Il était sorti et ses jambes l’avaient entraîné ici.
    Son corps savait.
    Il lui fallait bien ça.
    Marcher.
    Se laisser bercer par la musique de l’eau et du vent.
    Ce soir, il rentrera chez lui, se glissera dans les draps auprès de son épouse. Il fermera ses lourdes paupières sur cette triste journée en essuyant d’un revers de la main cette dernière larme qui glisse le long de sa joue.
    Plus rien ne sera comme avant.
    Sa mère était morte.

  • Au numéro trois de cette rue

    Une ville d'Allemagne, un soir d'hiver bien banal. Il neige et un homme au physique plutôt ingrat, les cheveux en bataille, dans un petit appartement tout en désordre, a remis un peu de bois dans sa cheminée. Sa perruque blanche traîne par terre ainsi qu'une multitude de papiers.
    Dehors la nuit est tombée et le vent violent s'engouffre, en sifflant, à travers le petit trou d'un carreau cassé et mal réparé. Quelques bougies éclairent à peine la pièce et le capharnaüm qui y règne. Une table sur laquelle une montagne de papiers repose, cinq misérables chaises et un petit secrétaire dans un coin, composent le mobilier du séjour. Les deux fils du pauvre homme et sa femme se sont déjà endormis ; cet homme a décidé qu'il irait les rejoindre plus tard. Il faut qu'il travaille encore.
    Il se sert un verre de vin, il pense que ça lui donnera des forces et que cela le réchauffera car il grelotte. Il en reprend un, tout en regardant le feu qui crépite. Il pose le verre sur une table et vient se réchauffer, de nouveau devant la cheminée, les mains gonflées par des années de labeur. Il sourit car il sait que son travail du moment est de qualité. Peut-être qu'il arrivera à en tirer une bonne somme d'argent cette fois-ci. De toute façon, ce n'est pas l'essentiel. Ah ! Si seulement, il arrivait à faire vivre sa petite famille décemment car tout le reste lui est égal.
    Il se rassoit à sa table et s'emmitoufle le mieux qu'il peut dans sa redingote pour se remettre au travail. Il réfléchit un instant pour rassembler ses idées puis il trempe sa plume dans l'encrier et se met à écrire. Sa plume file, comme l'éclair, sur les feuilles, bondit régulièrement de l'encrier au papier et du papier à l'encrier. Si bien qu'au bout d'une bonne heure, il a déjà griffonner vingt-cinq pages.
    Arrivé à la fin de son ouvrage, il soupire et se rejette en arrière, la tête appuyée sur le dossier. La pendule indique maintenant minuit trente. Les trais tirés, la tête lourde et le teint morne, il décide enfin de se coucher. Il appose ses initiales ainsi que son nom sur la dernière feuille et se lève. Discrètement il passe dans une autre pièce où ses enfants dorment ; il les embrasse et ressort. Il pousse une autre porte, referme derrière lui sans faire de bruit, enlève ses chaussons et se met au lit sans même enlever ses habits pour avoir plus chaud.
    Dans le séjour, la dernière feuille posée sur la table s'est soulevée avec l'air qui s'est engouffré à travers le carreau cassé. Celle-ci semble être, pendant un instant, comme suspendue en l'air. Mais elle se met à se balancer lentement tout en tombant et finit doucement sa course sur un tapis défraîchi et déjà bien encombré.
    Dehors des petits flocons de neige tombent toujours et un pauvre clochard boitillant, transi de froid, errant à la recherche d’un abri, ne se doute nullement en passant devant le numéro trois de cette rue que dans cette maison, une feuille posée à même le sol ravira des millions d’hommes à travers le monde. Sur cette feuille, en bas à droite est écrit trois petits mots :
    Wolfgang Amadeus Mozart