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Nouvelle en fin de chantier

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Longtemps, je l’avais détesté : nous avions aimé la même femme.
Ça n’avait pas été une compétition, un jeu d’adolescents ni même une rivalité. Non, il y avait eu Sophie et je crois bien qu’à force de traîner ensemble, une complicité s’était installée doucement, un peu comme la poussière se dépose sur les meubles : pendant quelques jours, ça n’y paraît pas, la commode semble bien propre et puis un autre jour, en allant chercher une paire de chaussettes, en ouvrant un tiroir, on remarque que de près, la poussière s’est accumulée en une couche assez fine. Elle est là, blanche et ténue comme un nuage de coton délicatement posée sur la surface cirée de la commode de grand-mère, narguant nos yeux et complexant la personne propre que nous sommes. On ne l’avait même pas remarquée. Elle semblerait presque sortie d’un chapeau.
Avec Sophie, ç’avait été la même chose. D’insignifiantes rigolades, de banales promenades, de longs et assommants travaux pratiques et la routine du self de la fac de sciences. Pas vraiment de l’amitié plutôt une entente à l’amiable qui nous évité de nous retrouver seuls. C’était mieux ainsi.
Mais à force de s’effleurer, de croiser ses regards de moins en moins timides, de tapoter une épaule, une douce cristallisation, lente comme une fleur qui s’ouvre et qui offre son pistil à la vue de tout le monde, s’était produite. Rien d’important au début, comme un frisson.
Un frisson, très vite remplacé par un sentiment idiot de ne plus pouvoir la quitter, de voir toute la terre dépeuplée si elle venait à disparaître. Cela s’était immiscé, introduit comme un voleur, dans ma conscience et cela avait envahi mieux qu’un parasite toute ma vie. À chaque seconde, à chaque battement de cœur ou de cil, Sophie remplissait ma vie mieux que l’oxygène qui coulait dans mes veines. Elle était tout à la fois. Ma raison de vivre, mon espoir, la plus belle chose qui était en train de m’arriver.
Mais il y eut l’autre. Mon double. Mon ennemi.
Il me conseillait mal. Je n’y voyais rien, obnubilé par Sophie, aveuglé par l’amour.
Il me disait de faire ainsi et je lui obéissais, aveugle que j’étais. À deux, nous aurions pu conquérir le monde, séduire Sophie. Bouger les montagnes, aplanir nos doutes, écraser nos peurs.
Mais il faut bien avouer qu’il m’entraîna dans sa chute douloureuse. Il nous fallut du temps pour nous en remettre, réaliser nos erreurs, notre bêtise, notre égarement. Ce n’en fut que plus douloureux.
Une blessure comme celle-là ne se referme jamais totalement. C’est un peu comme les stigmates des saints catholiques qui se rouvrent de temps à autre. Ça suinte régulièrement, laissant écouler un peu de regret.
Avec le temps, la douleur s’estompe, elle s’enterre à la manière d’une bête acculée, elle se cache avec pudeur derrière la routine de la vie.
Mais quelques fois au détour d’une ruelle, une mèche blonde apparaît et le souvenir, toujours prêt à bondir, nous laisse songeur : si seulement, j’avais…
Mais il y a bien une petite morale de cette histoire, celle de Jean-Marie Poupart : « On passe tellement de temps à regretter ce qu’on a fait qu’il est bien inutile de se donner la peine de regretter ce qu’on n’a pas fait… »
Alors ne nous retournons plus, l’avenir est devant et les mèches blondes, laissons-les derrière…

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