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C'était l'hiver et il faisait nuit

6e76ab70a5cb47eb5fbd92ec8f990305.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
 
Jean-Patrick Manchette, La position du tireur couché : "C’était l'hiver et il faisait nuit".
 
 
C’était l’hiver et il faisait nuit. Une nuit sale, moche et grise. Une nuit où j’aurais préféré rester dans mon lit, la tête à peine surnageant des couvertures en laine, pelotonné sous les draps, au chaud, tranquille, loin des autres. Comme dans un cocon où plus rien ne pourrait m’atteindre, où plus personne ne pourrait me faire du mal.
Je l’entendais, tandis qu’elle montait les marches, les faisant craquer toutes, sous son poids de baleine. Parfois quand j’étais seul dans ma chambre, il me plaisait à penser qu’elle ne devait jamais se peser car dans le cas contraire, elle aurait explosé la balance et je voyais dans ma rêverie les divers morceaux et mécanismes lui arriver en pleine face et s’écraser après une trajectoire parabolique sur divers bibelots qu’elle affectionnait particulièrement. Tout cela resta à l’état de songe et je ne sus jamais si le gros tas de graisse que mes parents nommaient « ta sœur » avait un jour mis son gros pied adipeux aux doigts boudinés sur un instrument de mesure de la masse humaine et j’avais peine à croire en voyant cette boule de graisse oblongue, saucissonnée dans un demi-bas, appelée pied que les lipides claquemurés sous sa peau ne se fassent pas la malle à travers les pores et je n’aurais pas été étonné de voir un jour s’écouler un liquide jaune semblable à de l’huile jaillir de ses extrémités.
Tout en elle me donnait la nausée et me révulsait. Il y avait d’abord son corps, gras comme du cochon. Sa démarche ensuite, une démarche hommasse, avec ses épaules de déménageur. Et enfin sa voix grasseyante et de stentor, à croire que sa graisse s’était infiltrée jusqu’à ses cordes vocales.
Je l’entendais brailler comme si elle eut été sur le marché en train de vendre du poisson pas frais. Plus la marchandise est dégueulasse, plus il faut gueuler pour vendre toute cette merde. La demi-tonne, comme j’aimais l’appeler en secret, arriva sur le palier qui trembla.
—    Tu vas descendre ton cul ou faut-il que je vienne te chercher ? beugla-t-elle.
—    J’arrive, répondis-je.
—    J’arrive… j’arrive… Ça fait une heure que je t’appelle… Tiens prends ça.
    Un peu sonné mais finalement habitué à ce trop plein d’amour fraternel, je consentis à suivre demi-tonne. Nous descendîmes donc les marches moi devant, ma sœur derrière, me surveillant du coin de l’œil. L’escalier en chêne lança de nouveau sa plainte mais cela ne parvint pas à réveiller nos parents qui ronflaient au rez-de-chaussée.
Dehors la nuit nous cueillit. Dans ses bras frais et ténébreux, elle nous entraîna en silence vers la destination. Les branches craquaient sous nos pas et il me semblait que tout autour de nous la forêt bruissait en un léger froissement, sans que nous puissions discerner d’où cela provenait. La lune pleine et laiteuse nous offrait assez de clarté pour que nous puissions progresser sans lampe. Et à mesure que nous nous rapprochions de l’endroit, à mesure que mes sens se remémoraient tout ce que j’allais subir, mon cœur s’emballait, tapait comme un sourd sous mes côtes comme celui d’un petit animal blessé dans les griffes d’un prédateur.
La ville réapparut derrière les arbres et avec elle, se dressèrent les ombres longues et menaçantes de tours fantomatiques. Le quartier était là, la gueule ouverte, prêt à me happer et à m’entraîner dans ses catacombes. Nous marchâmes encore un peu puis nous nous enfonçâmes sous terre. Il y eut une volée de marches humides et glissantes, un mur aux tags moches et dégueulasses puis nous redescendîmes, nous engouffrons toujours plus loin dans le monstre urbain obscur, aux couloirs sombres, crasseux, humides, interminables et pisseux, aux portes métalliques rouillées et taguées. Il y avait ces personnes qui à mesure que nous approchions semblaient s’amasser sur notre passage comme des cafards, des coprophages de la misère humaine, à tel point que nous progressions de plus en plus difficilement. Je sentais l’haleine tiède de ma sœur sur ma nuque et j’étais poussé de tous côtés par la foule grouillante vers la lumière où crépitaient de vieux néons, vers cette salle qui m’apparaissait à chaque fois que j’y pénétrais comme oppressante, caverneuse, sans issue. S’il y avait un enfer sur terre, c’était bien ici.
Les paris furent lancés, l’argent circulant de main en main ; ma sœur aux pommettes devenues rosées jubilait, ses pognes plein de billets.
Comme à l’accoutumée, des bandages furent enroulés autour de mes mains, les mains du champion comme ils disaient, il fallait les préserver, c’était leur magot, leur assurance de pouvoir continuer leurs paris de merde alors que ma gueule, amochée ou pas, ça n’avait pas d’importance.
Devant moi, un jeune enfant chétif, pâle comme un moribond, dégoulinant de sueur, tremblait. Je voulais hâter le combat pour qu’il ne souffre trop et je lui décochais un crochet du droit. J’espérais le sonner le plus vite possible.
Mais je savais qu’après lui, il y en aurait un autre, et un autre et encore un autre… jusqu’à ce que ma gueule vienne se frotter au béton de la cave et là, ils seront satisfais, la bave leur coulant aux commissures des lèvres, trépignant, hurlant, gueulant leur rage et leur joie, leur haine et leur espoir, il n’y aura plus que leurs baskets hideuses, toutes les mêmes, la chaleur, la sueur et le sang. Comme s’ils devaient laver leur désillusion avec le sang des autres.

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