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Je dois dire que s’il y en avait un qu’on ne s’attendait pas à voir, c'était bien lui

df344dab183d2f5c6e1c347e8d28887b.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle. 

Philippe Djian, Frictions : "Je dois dire que s’il y en avait un qu’on ne s’attendait pas à voir, c’était bien lui".
 
    Je dois dire que s’il y en avait un qu’on ne s’attendait pas à voir, c’était bien lui. La sonnerie avait retenti et Julie s’était précipitée pour ouvrir avec son entrain habituel. Ensuite elle s’était figée. Figée comme si elle avait vu un fantôme dans l’encadrement de la porte ou Dark Vador en short un sceau de plage à la main.
    Lui, droit comme un bâtonnet de glace, n’attendait qu’un mot pour faire un pas et rentrer dans cette demeure qu’il avait quitté, il y avait plus de quinze ans. Quinze sans nouvelles, sans une lettre, un mot, une explication. Quinze ans sans pouvoir lui faire un câlin, lui dire qu’on l’aime ou qu’il est le plus fabuleux des papas. Quinze ans qu’on avait tiré un trait sur son existence, comme on jette au panier de vieux bouquins qu’on avait espéré pendant longtemps relire un jour et le temps passant, on finit par se rendre compte que ces tas de feuilles poussiéreux encombrent la bibliothèque et qu’on ne les relira certainement jamais et qu’après tout, en les feuilletant rapidement, on réalise qu’ils n’en veulent pas la peine alors d’un geste résigné, un peu triste, on les met à la poubelle presque honteux de s’en être débarrassé. Et on les oublie…
    Il était là. Devant nous. Avec ces cheveux poivre et sel. Maman ne disait rien, elle le regardait. Sans animosité. Elle le regardait avec indifférence, comme si cet homme, le père de ses enfants, n’était plus qu’une molécule d’eau, banale, étrangère parmi les milliards de milliards de milliards d’autres dans l’océan tumultueux de sa nouvelle vie.
    Il fit un geste imperceptible, une grimace sur son visage de cire et notre mère compris qu’il ne fallait pas, qu’on lui devait ça. Même si c’était injuste, ou trop facile. Il fallait le laisser entrer, qu’il pose son cul sur le canapé, qu’il boive son verre de Martini blanc avec un glaçon, qu’il parle sans qu’on l’écoute trop ou sans qu’on veuille véritablement l’écouter et qu’il s’en aille comme il était arrivé. Dans l’indifférence. Bye Bye et à une prochaine dans dix ans, papa…
    Elle avait compris tout ça, maman. Cet homme lui avait fait tellement de mal, qu’elle s’était forgé une enveloppe, translucide, invisible au premier regard mais une enveloppe capable de protéger ses deux enfants contre tous les salopards qui pourraient de nouveau enquiquiner sa petite famille. Elle le laissa passer. Comme le matador esquive le taureau. Les pieds bien fichés dans le sol, sûre d’elle, le regard tourné sur l’adversaire, prêt à contre-attaquer.
    Ensuite il s’était affalé dans le canapé. Fidèle à lui-même. Un verre à la main, il reprenait des couleurs et de l’assurance à mesure que le liquide alcoolisé se répandait en lui imperceptiblement. A chaque gorgée, il semblait plus à l’aise et il nous débitait des banalités sur sa nouvelle vie, sa nouvelle demeure et sa nouvelle voiture sans laisser le temps à maman d’en placer une. Il s’écoutait parlé, croyant à ce qu’il disait ou feignant d’y croire. C’était pitoyable de voir comment il n’avait pas changé et finalement c’était mieux ainsi. Mieux pour maman qui devait se dire qu’elle n’avait rien à regretter d’un type pareil. Qu’elle avait passé quinze ans de sa vie à l’abri de son nombrilisme, de ses retards du jeudi soir, de ses slips sales sur le carrelage gris de la salle de bains, de ses revues de foot dans les WC, de son goût immodéré pour les croupes rivales, des oublis trop répétés de nos anniversaires, de son boulot de cadre aux horaires soi-disant élastiques, de sa morgue.
    Cet homme qui avait partagé le lit de maman n’avait plus rien à lui apporter. Au contraire, il lui avait pris déjà beaucoup de son énergie et de sa joie de vivre. Elle ne ressentait plus rien pour lui, pas même de l’empathie car elle connaissait trop l’homme qu’il était et la part de lui-même qui semblait n’avoir pas changé. Elle n’avait pas de rancœur. Elle avait cette tristesse qu’ont les femmes comme elle d’avoir rencontrer des hommes comme papa. Cette tristesse qu’elle avait enfuie au fond de son petit cœur, cette tristesse d’avoir eu la malchance d’avoir rencontré cet homme-là, un soir où grisée par l’alcool et la cigarette, elle avait croisé le chemin de cet ado aux cheveux longs et blonds, sûr de lui, conquérant.
    Et maintenant qu’il était à ses côtés, seul, dans son costume gris mal taillé, et qu’il parlait depuis bientôt une heure sans discontinuer, son assurance commençait à s’effriter, morceau par morceau, grain par grain ; le roc qu’il voulait nous faire croire qu’il était devenu, s’émiettait pour tomber en poussière sur le tapis du salon, pitoyablement. Il se liquéfiait devant maman, devenant un petit garçon bien docile qui se résignait devant ce bloc de glace impassible, devant cet iceberg inaccessible qui flottait à côté de lui.     Maman ne dit rien ou si peu. Elle n’avait pas besoin. Tout en elle était fermé à cet homme. Il finit par poser ce verre, qu’il avait vidé et tripoté nerveusement pendant tout cette rencontre improbable et se leva, seul. Maman restant assise. Il bredouilla même des excuses et quitta notre maison.
    Maman ne dit rien, ce soir-là, pas même les autres soirs. Cela n’était pas arrivé.
    Et c’était mieux ainsi. Mieux pour ma sœur, mieux pour moi.
    Et même mieux pour cet homme, que j’avais jadis appelé papa.

 

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