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  • Si vous voulez vraiment que je vous dise

    attrape.coeur.gifToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c'est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d'enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m'avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j'ai pas envie de raconter ça et tout ». J.D. Salinger, L'attrape-cœurs.

     

    Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c'est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d'enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m'avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j'ai pas envie de raconter ça et tout. J'ai pas envie de vous débiter tous mes petits malheurs, mes petits chagrins de fils de bourge. « Y a toujours plus malheureux que soi. » ressassent à longueur de journée mes parents et pour une fois, ils ont fichtrement raison.

    Mes parents, ils m'ont tout donné. Y avait qu'à claquer des doigts et hop ! J'avais tout ce que je voulais. Un petit chiot ? Clac ! Le panier d'osier prenait place dans la cuisine près du poêle en fonte. Une nouvelle raquette de tennis ? Clac ! La housse, un matin, noire et blanche, s'était lovée dans le canapé près de l'accoudoir élimé avec un petit ruban couleur or. Une nouvelle mob ? Clac ! J'entends encore mon père la démarrait dans la cour et le panache de fumée noire qui sortait du pot inox de la mob m'avait rendu fou de bonheur. Y avait qu'à demander et ça arrivait...

    Non, je vais pas vous parler de tout ça. Ca n'a aucun intérêt et puis maintenant, j'en ai presque honte d'avoir été pourri ainsi. Je crois que ça m'a rendu con. A petit feu. Sans m'en rendre compte. Recevoir tout le temps sans jamais rien devoir, ce n'est pas bien. Ca vous apprend pas la vraie vie. Celle où vous recevez des baffes si vous vous bougez pas les fesses. Celle où vous prenez des torgnioles quand vous vous écartez du droit chemin.

    Non, je vais plutôt vous raconter ma journée d'hier. Une journée comme il y en a pas tant et qui vous ouvre l'esprit mieux qu'un ouvre-boite. Je m'étais levé grincheux, comme à l'accoutumée et puis j'avais envoyé promené mes parents, comme toujours. Une journée ordinaire en somme. J'avais trainé avec ma bande, fumant trop, buvant trop, m'ennuyant et faisant toujours un peu les mêmes conneries. Le soir, avec les potes, on était sorti en boite et on avait pris ce qu'il fallait pour bien se vider la tête. Quelques litres d'alcool fort pour oublier tout ce qu'on aurait pu être et tout ce qu'on aurait pu faire, si on avait été un peu plus courageux.

    Et maintenant, je suis dans cette petite cellule grise, terne, pourrie, qui sent l'urine et un tas d'autres trucs puants. Une cellule de dégrisement qu'ils appellent ça. Je me rappelle de presque rien. Je sais que je conduisais et qu'on s'est pris un arbre, après le petit bois. C'est con parce qu'à cet endroit-là, il n'y a rien, à part ce fichu arbre sur lequel la voiture est venue s'encastrer. Ce doit être un signe. Comme un avertissement pour que cet unique arbre à cent pas à la ronde, un hêtre je crois, ait fait un pas de côté en direction de la bagnole. Résultat, mon pote, celui qui était sur le siège passager est dans le coma. J'espère qu'il va s'en sortir et aujourd'hui, j'ai l'impression d'avoir pris dix ans, d'un coup, comme ça et c'est au moins ce que m'aura apporté cette fichue journée. Voilà. Une journée de merde en apparence. Mais pour des cons comme moi, y a qu'une journée comme çà pour vous mette du plomb dans la tête. Et c'est à présent chose faite.

     

  • Discipline d'écriture

    A la question : « Quelle est votre discipline ? », la réponse de Patrick Modiano :

    Si on n'arrive pas à écrire tous les jours, on perd le fil et le découragement s'installe. On se dit « à quoi bon ? » et c'est foutu ! J'écris tous les jours pour ne pas laisser le découragement s'installer en moi. Et parce que j'aurais trop de mal à reprendre après une interruption, même brève. On perd facilement le fil, dans ce genre de travail, vous savez... D'autant que, comme je vous l'ai dit, je ne vois jamais le but vers lequel mes livres tendent. Si je laisse passer un jour, je suis perdu. Je navigue à l'aveuglette, donc je dois naviguer chaque jour, sinon je coule. »

    Patrick Modiano dans un entretien avec François Busnel pour le magazine LIRE de mars 2010.

     

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  • Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi

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    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu'on ne montre pas d'étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu'il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l'une de ces cravates en Skaï comme il s'en faisait il y a vingt ans et qu'on trouve encore dans les solderies ». Laurent Mauvignier, Des hommes.

     

    Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu'on ne montre pas d'étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu'il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l'une de ces cravates en Skaï comme il s'en faisait il y a vingt ans et qu'on trouve encore dans les solderies.

    Seulement il était devenu transparent. A tel point qu'il aurait pu s'affubler d'un kilt écossais ou d'une soutane qu'il n'aurait pas fait lever le moindre sourcil chez ses collègues. Ses efforts étaient vains. Il baissa la tête et se déplaça lentement vers un coin de la pièce. Deux tréteaux, une table en contreplaqué sur laquelle on avait mis une nappe en papier jetable d'un blanc sale. Il prit un canapé et commença à le mastiquer. Cela lui parut insipide. Etait-ce le toast ou la vie qui n'avait plus de goût ? Il était bien incapable de le dire. Il reprit un autre canapé, au saumon cette fois-ci. Il le mastiqua, sans conviction.

    Un peu plus loin, une collègue l'observait. Elle regardait ses épaules qui ployaient sous sa tristesse et sa solitude, son air de chien battu, ses cheveux clairsemés sur le haut de son crâne, ses vêtements qui l'avait choisis avec soin mais qui la faisait sourire gentiment, du coin des lèvres. Comme avec tendresse. Elle aurait du détourner ses regards. Ne plus attacher d'importance à quelqu'un qu'elle aurait qualifié, il y a quelques années, de looser mais quelque chose en elle l'en empêchait. Quelque chose de plus fort que tout. Elle ne savait pas quoi. Ce n'était pas de la pitié, pas même de la compassion. Dans son esprit, une idée affleura, comme la douce caresse du vent : et si elle était en train de tomber amoureuse... Non, elle en sourit. Ce n'était pas ça. Cela ne pouvait pas être ça.

    Pour se donner un peu de contenance, il se retourna après avoir pris une flûte de mousseux, et regarda à droite et à gauche. Ces minutes allaient lui paraître interminables. Il passa sa main dans ses cheveux. Personne. Personne à qui parler. Il but une gorgée. De nouveau, il scruta tout autour de lui à la recherche d'un hypothétique collègue qui daignerait lui accorder un peu d'attention. Personne... Il y avait bien une jeune collègue qui semblait regarder vers lui. Non, ce n'était pas possible. Il regarda autour de lui afin de repérer à qui pouvaient s'adresser ces regards appuyés. A sa gauche, deux femmes, une châtain clair et une blonde décolorée, qu'il ne connaissait pas, discutaient bruyamment et parlaient boutique. A sa droite, que des dos tournés : les collègues s'étaient agglutinés devant la table comme des mouches à merde sur un cadavre.

    Elle l'avait croisé quelque fois à la cafétéria. Il mangeait seul, à l'écart. Il choisissait une table, souvent la même car elle était souvent libre tout au bout de la salle près d'une des cloisons au crépi jaunâtre. A côté de cette table, une copie de Monet dans son cadre trop clinquant assurait   une petite touche culturelle à la cantine d'entreprise. Elle l'avait remarqué car elle déjeunait avec deux collègues de son service à une table souvent proche de la sienne. Elle l'aurait bien invité à se joindre à eux, mais elle craignit les moqueries. Alors elle se contentait de le regarder de temps à autre. C'était devenu presqu'une routine comme on regarde la télévision d'un œil distrait ou comme on regarde par la fenêtre le vent agitant les branches d'un arbre et entrainant les feuilles dans des mouvements de volutes imprévisibles vers le sol.

    Il sentait ses joues s'empourpraient. Il pivota sur ses jambes et se saisit d'un toast. Il fallait qu'il pense à autre chose, n'importe quoi, pour que sa rougeur s'en aille. Il pensa à la météo, à ses chaussures qu'il ne cirait pas suffisamment et qui commençaient à se craqueler, aux courses à l'hypermarché qu'il allait devoir faire ce soir : son frigo était quasi vide. Il mastiqua scrupuleusement et n'osait plus se retourner. Il sentait aussi la sueur perlait sur sa nuque, comme une rosée qui se dépose sur des herbes fraîches. Il n'y pouvait rien et cherchait une issue. Il but une gorgée de mousseux et reprit un autre toast.

    Quand elle arriva à sa hauteur, il mastiquait toujours avec application. Elle lui demanda s'il pouvait lui apporter une flûte. Il répondit par un « mmmm !» d'approbation, tangua vers le milieu de la longue table, se saisit d'une des flûtes et lui tendit, la main tremblante, et la bouche entre-ouverte. Elle le regardait. Il ne disait rien. Il était comme happé par une tornade, secoué par l'émotion, amorphe.

    Elle le regardait encore, un sourire léger aux commissures des lèvres. Puis elle posa le verre, enroula une des ses mèches brunes autour de son oreille et lui dit avec douceur : « Je m'appelle Isabelle ». Lui, toujours sous le choc, restait bouche bée.

    « Et je crois que vous vous appelez Léon » ajouta-t-elle.

    En guise de réponse, il dodelina de la tête.

    « Vous n'êtes pas trop loquace » dit-elle en riant. « Mais je m'en doutais... je m'en doutais » reprit-elle.

    « J'aimerais vous demander quelque chose, Léon mais je ne sais si je peux » dit-elle, avec toujours ce merveilleux sourire qui enluminait son regard d'un bleu d'azur sur lequel Léon ne pouvait détacher ses yeux. Tout se bousculait dans sa tête. Il doutait presque de la réalité des choses. Un instant, il crut à une plaisanterie et avec grande peine, il quitta les deux saphirs bleutés pour promener son regard tout autour de lui à la recherche d'une caméra, d'un téléphone portable... En vain. Isabelle, sentit son désappointement et lui demanda à nouveau avec une infinie délicatesse : « Léon, je peux vous demander ? »

    Il balbutia un vague oui et elle lui demanda.

    Ce fut le début d'une belle histoire.

    Et maintenant, après plus de trois ans, quand il lui arrive d'y repenser et c'est souvent, sa gorge se noue et c'est avec beaucoup d'émotion que la phrase résonne dans sa tête aussi clairement que quand Isabelle lui chuchota à l'oreille ces quelques mots qui changèrent leurs existences :

    « Auriez-vous dans votre cœur un peu de place pour moi ? ».

     

  • Il fallait de la méthode

    Thierry Jonquet.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
    « Il fallait de la méthode ». Thierry Jonquet, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte.

    Il fallait de la méthode. Réfléchir à l'avance quelle réaction à adopter dans chaque circonstance bien particulière. Laisser faire mon instinct et je courrais à l'échec. Non, du pragmatisme et de la méthode, voilà, ce qu'il me fallait. Je me munis donc d'un carnet à spirale et d'un stylo noir performant afin de faire un premier jet de ce que je décidais d'appeler : PDB, le plan du bonheur.
    Bonheur est un mot sans doute un peu fort. Bienveillance ou empathie, conviendraient sans doute mieux. Commençons par des choses simples pour mon PDB et ne nécessitant pas de gros efforts. Presque quotidiennement, je prends la voiture pour aller travailler. Sur le trajet, au lieu de m'énerver, tempêter, donner de brusques coups de volants, appuyer sur l'accélérateur avec des pieds lestés de plomb, lancer des noms d'oiseaux bien à l'abri derrière mon pare-brise en verre feuilleté à d'autres conducteurs qui n'ont aucune chance de m'entendre et qui peuvent à défaut tenter de deviner mon charmant état d'esprit d'après ma gestuelle pas toujours délicate, je mettrai un CD classique dans l'autoradio et me laisserai porter par la musique. Bach m'obligera à ralentir. Mozart et ses Noces de Figaro m'inviteront à davantage d'égard pour les piétons qui s'engagent sur la chaussée et enfin quand un embouteillage pointera son petit nez, Rossini et ses interminables ouvertures m'inciteront à laisser passer un véhicule même s'il n'a pas la priorité. En un mot, de la civilité.
    Au travail, quand mon supérieur, avec son air hautain (qu'à présent je ne critiquerai plus jamais) me montrera la voie à prendre, je ne sourirai plus béatement, je ne dirai plus non plus, « Vous avez bien raison Mme [...] » ou « Je suis d'accord avec vous ». Non, je lui répondrai que ma qualité de subalterne ne me permet pas de m'exprimer avec toute la latitude attendue mais que néanmoins je ne suis pas tout à fait sûr, si je puis m'exprimer de la sorte, que sa position sur le sujet soit en parfaite adéquation avec ce que je crois être la mienne. Après avoir avalé une grande goulée d'air et pris l'exacte mesure de ce qui pourrait être les conséquences de mon ânerie, je lui souhaiterai, sûr ce, une excellente journée. Je crois qu'il est de notre devoir, de temps à autre, de montrer notre détermination à nos supérieures. Cela fait aussi partie du PDB. Et puis cela me rappelle une phrase de la comtesse d'Houdetot, « Quand on a le malheur d'avoir plus d'esprit que son supérieur, il faut paraître en avoir moins ».
    Je fermais mon carnet à spirale. J'étais exténué et il valait mieux que je finisse sur un trait d'esprit qui n'était pas le mien que sur une hypothétique conversation avec ma supérieure hiérarchique.
    Le bonheur était finalement quelque chose de bien fatiguant. Quel pari stupide que j'avais fait à une soirée entre amis que celui de m'évertuer à faire le bonheur autour de moi pendant une semaine. Je n'ai pas encore commencé mon plan d'attaque qu'il me semble déjà exténuant : penser à tout ce qu'il convient de faire pour éviter d'être désagréable, agressif, grossier et antipathique me donne presque envie de continuer à me comporter comme le parfait citoyen cynique, égoïste, bête et détestable.
    Je comprends pourquoi la bêtise avec la monstruosité, comme l'a écrit Thierry Jonquet, est la chose du monde la plus répandue et pourquoi il y a si peu de braves gens en ce monde.

  • Quand il se réveillait dans les bois

    laroute.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté ». Cormac McCarthy, La route.

    Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté. C’était un geste presque enfantin, comme celui d’un petit qui touche son doudou pour se rassurer des ténèbres inquiétantes qui l’entourent. Mais aujourd’hui, ce geste avait une signification toute particulière. Sept jours. Sept jours, à la minute près – il avait vérifié avec sa montre – qu’il avait quitté sa folle de femme et qu’ils s’étaient enfuis, lui et son fils, pour aller vivre au grand air.
    Il ramena son bras dans son sac de couchage. En cette saison, la froidure était déjà âpre. Mais plus encore, la nuit, l’humidité pareille à de petites fourmis envahissantes, s’infiltrait partout, sous les couvertures, les vêtements et les sous-vêtements et semblait même glacer jusqu’aux os. Il eut un frisson.
    Il pensa au confort de son ancienne maison et s’imagina son épouse sous la couette. Elle devait bien profiter de tout ce qu’il lui avait laissé. Il aurait du arranger les choses, de telle manière qu’elle ne puisse plus en profiter, cette salope. C’était son seul regret. Avoir laissé sa femme dans de telles dispositions.
    Celui qui est bien au chaud sous sa couette, en cette fin d’octobre, n’imagine pas un instant ce qu’un père et un fils, en pleine forêt, peuvent endurer la nuit dans leur sac de couchage. A cette idée, il se leva brutalement, s’extirpant difficilement du sac de couchage et frappa de toutes ses forces dans une grosse branche qui traînait à terre. Il hurla. Dans l’obscurité ce qu’il avait prit pour une branche n’était que les racines d’une vieille souche rabougrie. La douleur était atroce et lancinante. Il s’était sans doute cassé un orteil et sa rage explosa, déversant un torrent d’insanités et de grossièretés : « Salope… salope… salope… salope… je vais venir… gamberges pas trop car j’ai plein d’idées pour te faire passer le temps dans ta baraque de merde…
    Puis sans aucune raison, il se mit à courir. La douleur était horrible mais sa rage se distillait dans ses muscles à mesure qu’il bondissait entre les racines des arbres comme un animal affolé en évitant les fûts gris à peine éclairés par le clair de lune. Le ciel ennuagé étirait des filaments brumeux et laiteux devant l’astre de la nuit, et l’homme, ombre inquiétante qui courrait sans but dans ce labyrinthe végétal, continuait de brailler comme un démon. Il insultait sa femme, il insultait les arbres, la terre, les feuilles, les oiseaux et les bêtes qui fuyaient sur son passage. Tout lui était prétexte pour qu’il abreuve d’invectives la terre entière et sa mère si elle avait été encore en vie. Sa bouche était devenue le creuset du diable où les mots se mélangeaient en une infâme bouillie et en ressortaient aiguisés comme des couperets, tranchants comme des couteaux, affutés pour blesser et salir tout ce qui l’entourait.
    Ses jambes l’emmenèrent loin et quand les premiers rais de soleil réchauffèrent le tapis de feuilles rouges et brunes au pied des arbres, il courait toujours la bouche entre-ouverte, déversant des torrents d’immondices. Il hurlait aussi qu’il les voyait mais qu’ils ne pouvaient rentrer dans sa tête. Que personne n’avait pu creuser son occiput et qu’ainsi, ils ne pourraient pas l’atteindre pour le rendre fou. Et qu’ils devraient attendre qu’il meurt, pour qu’ils lui bouffent ses yeux et passent par le passage des orbites.
    Le soir, l’enfant fut retrouvé. Amaigri, épuisé par le froid, il put rejoindre sa mère.
    Quant au père, son cadavre fut aperçu par un pêcheur une semaine plus tard dans le petit ruisseau qui bordait le bois.

  • Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
    « Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil ». Thierry Jonquet, La Bête et la Belle.la belle et la bête.jpg

    Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil. Le trou béant, noir, affreux et boueux, avala la petite boite en pin comme la bouche géante d’une affreuse bête. Au loin, au-delà du muret en pierre de l’enceinte du cimetière, les tours hideuses, grises et sales, fleuries de myriades de paraboles, parsemées de linge de toutes les couleurs qui s’étalait à la vue de tous, se dressaient insolemment au pied de nuages blancs. Quand le cercueil cessa d’être visible de la petite assemblée, serrée, agglutinée sous le crachin qui collait à la peau pareil à une huile poisseuse, un gémissement monta dans l’air. Une dernière plainte de la maman qui jusqu’alors trop digne, craqua comme une porcelaine trop fragile, effritée par la douleur et la tristesse. Le croque-mort jeta un regard sur la barre d’HLM qui barrait l’horizon. Il pensa à tous ces gens qui regardaient la télévision pendant qu’on enterrait un des leurs. Il pensa que c’était bien injuste. Qu’un enfant ne méritait pas de mourir et qu’à bien des égards, ceux qui avaient vu l’accident et qui refusaient de témoigner au nom de la sacro-sainte loi de la cité, étaient inexcusables. Dans le quartier, beaucoup savaient mais personne n’osait se mouiller. Personne n’avait le courage et les tripes de devenir une balance.
    Voilà, où on était arrivé après des décennies de permissivité.
    Franck avait toujours vécu dans le quartier. Comme tous, il avait rêvé d’en sortir. Comme tous, il avait envié les potes qui passaient dans ces berlines allemandes au moteur à la cylindrée conséquente. Mais il n’avait jamais franchi la ligne. Il jeta un dernier regard aux balcons miteux et attendit une approbation de la famille pour enlever avec une infinie délicatesse les deux grosses cordes.
    Il n’aimait pas ce moment. Celui où les familles devaient dire adieu à leur défunt : quelques fleurs jetées sur le cercueil, quelques mots, un signe de croix, un mouchoir que l’on sort, des larmes que l’on essuie avec pudeur, une étreinte, une main sur une épaule… Et puis la petite troupe, lentement, se disloquait avec timidité comme un peu honteuse de ne pas rester davantage. Les plus hardis, la tête bien droite, cherchaient des regards d’acquiescement, de petits gestes d’approbation pour oser avancer d’un pas plus assuré.
    Tout avait été dit. Tout avait été fait. Le défunt reposait à présent en paix, selon la formule consacrée. En tendant l’oreille, on pouvait encore entendre, venant de dessous d’un parapluie noir, flanqué de deux autres, le chagrin et la douleur d’une mère qui avait perdu ce qu’il y a de plus cher dans une vie : son enfant.

  • Ils sortent de partout, maintenant

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    "Ils sortent de partout, maintenant". Jean-Pierre Andrevon, Un horizon de cendres.charon.JPG


    Ils sortent de partout, maintenant. De ma place, je les aperçois en écartant fébrilement du bout des doigts le rideau. Des myriades de fantômes sortant de nulle part et cheminant vers le nord.
    On leur a dit d’aller vers les régions les plus froides. On leur a dit que là-bas, le Fléau n’arriverait pas. La tête encapuchonnée, ils marchent en file indienne, les pas des plus lents se plaçant dans ceux de devant. Ils avancent telles des ombres faisant crisser la neige sous leurs pas lourds.
    J’avais l’espoir que la ville se viderait rapidement. Mais je me suis fourvoyé. Depuis déjà une semaine, le flot ininterrompu de ces âmes errantes inonde les rues, sature les avenues et gorge toutes les routes qui mènent là où la radio, la télévision et internet martèlent qu’il faut aller. Je laisse glisser, le plus lentement que je peux, le rideau. Au loin, des coups de feu retentissent à nouveau. On tue pour du pain, un peu d’eau ou de l’essence. Tout manque. Les magasins ont été pillés et depuis l’instauration de la loi martiale, les pires rumeurs circulent comme la peste parmi les rats des égouts : exécutions sommaires, viols, massacres, lynchages… pour quelques boites de conserve.
    Je n’ose plus mettre un pied dehors. Je préfère rester ici, chez moi et mourir dans mon appartement que j’occupe depuis déjà plus de trente ans. J’attends. Je n’ai plus que ça à faire. Le Fléau m’a tout pris. Mes enfants, ma femme et ma vie. Pourquoi se débattre pour grappiller quelques miettes à la vie ? Se débattre comme une proie traquée par l’indicible, l’invisible Fléau qui nous guette tous et qui finira par nous attraper.
    Je préfère l’attendre là, patiemment, chez moi et qu’il vienne me chercher en ce lieu qui m’est familier. C’est tout ce qui me reste ; le souvenir de mon existence passée, ces années de bonheur où nous vivions heureux, ma femme, moi et mes enfants. Chaque coin de meuble, chaque bibelot, chaque objet, chaque petite parcelle de mon appartement, s’animent quand j’y pose mon regard et mes souvenirs remontent à la surface comme des bulles d’air qui éclatent. J’essuie d’un revers de la main toute cette mémoire maintenant superflue et j’attends de plus belle que la mort vienne me chercher.
    Elle arrive. Je la sens. Un souffle glacial semble venir de dehors. Je me crispe sur l’accoudoir et me décide à me lever. Je n’ai plus de force. Tout en moi est vide comme un ballon de baudruche flétri qu’on aurait abandonné dans un coin d’une pièce, près d’une fenêtre où le soleil l’aurait réchauffé un peu plus chaque jour. Je me traîne. J’ai l’impression que chaque geste me coûte une énergie considérable, que des poids, de gros poids, pendent à mes bras, à mes jambes et m’écrasent les épaules. Il me faut une éternité pour atteindre la fenêtre et là, comme un geste à la fois désespéré, inconscient et suicidaire, j’écarte les rideaux en grand, cherchant ce qui m’a effrayé. Mais il n’y a rien. Seulement ces ombres errantes qui fuient en passant dans l’ombre des bâtiments. Je relâche le voile des rideaux et mes yeux s’attardent sur mes mains vieilles et tremblantes.
    Le Fléau a passé son chemin. Ce n’est pas pour aujourd’hui. Sans doute pour demain.
    Alors je me rassois dans mon fauteuil, las, bien las.

  • Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet...

    crime-chatiment.jpg Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu’il louait dans la ruelle S… et se dirigea d’un pas indécis et lent vers le pont K ». Fédor Dostoïevski, Crime et châtiment

    Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu’il louait dans la ruelle S… et se dirigea d’un pas indécis et lent vers le pont K. Par bonheur, il ne croisa pas sa voisine de palier, Irina, qui était sortie quelques minutes  avant lui. Il ne revit pas sa frêle silhouette, ses avant bras laiteux et ses doux cheveux blonds. Il ne croisa pas son regard, bleu comme un reflet du ciel sur la banquise. Il n’eut pas à sonder son cœur, à parler à ses yeux pour lui arracher les mots que ses lèvres ne consentaient à lui susurrer.
    Elle l’aimait toujours et il l’aurait lu dans l’azur de ses yeux. Elle l’aimait et elle avait rompu. Elle avait rompu après une folle semaine où leurs cœurs s’étaient élancés, tels des chevaux prenant le mors aux dents, fougueusement, passionnément, dans une merveilleuse histoire d’amour.
    Il était à présent arrivé sur le pont K. Le jour avait fini de décliner et de vieux lampadaires en fonte aspergeaient une lumière timide, blafarde, spectrale et fantomatique, découpant la silhouette du jeune homme grossièrement en une forme indécise et tremblante comme une flamme dans le vent. Le bruit de la ville parvenait faiblement à ses oreilles, et il ne vit pas une jeune femme s’approchait de lui, comme si tout son être n’était plus que ce corps se penchant au-dessus du parapet.
    Se pencher un peu plus.
    Un point au bout d’une ligne. Fermer ses yeux pour ne plus voir. Une lumière qu’on éteint le soir quand les volets sont tirés ; et l’obscurité qui gorge tout l’espace. Il voulait tout cela à la fois. Ou plutôt, il ne voulait plus rien, pas même continuer à vivre.
    Il enjamba le parapet. L’air était doux. Les reflets des lumières ondoyaient devant lui. Les flots étaient maintenant sous ses pieds et il était prêt à se faire engloutir par le trouble de l’eau.
    L’inconnue n’hésita plus, elle accéléra le pas, fonça sur lui et lui saisit le poignet, l’obligeant à revenir de l’autre côté. Du côté des vivants. Il croisa son regard, magnifié. Elle avait un beau sourire.

  • Le ciel était une panse d'âne gonflée

    Le vieux qui lisait.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Le ciel était une panse d’âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes ». Luis Sepulveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour

    Le ciel était une panse d’âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes. Nous marchions en file indienne à découvert et à flanc de colline et à chaque pas, je redoutais un peu plus que les cieux gris, pesants et lourds, poisseux et humides nous avalent comme une vulgaire bouchée, proie trop facile dans le déchaînement des forces de la nature. Des éclairs zébraient à présent l’atmosphère charbonneuse et il n’y avait en vue, nul endroit pour nous abriter. Cela semblait tonner de partout, résonnait tout autour comme si nous avions été enfermés dans une grosse caisse qu’un mauvais génie aurait frappé sans relâche et avec force. Nous aurions pu marcher des heures, à perdre haleine, sans jamais trouver un arbre, un toit, quelque porche ou abri pour nous protéger de la pluie, des bourrasques et de la foudre, pour nous sécher un peu et nous reposer du déluge qui s’abattait sur nos têtes. Rien sur l’horizon. Lisse tel le crâne d’un chauve. Désespérant et inquiétant.
    Nous finîmes par nous arrêter, épuisés, las, vidés et nous nous écroulâmes tous ensemble le nez dans la terre comme des quilles balayées méchamment, abandonnant tous dans cet épuisement contagieux. Ce que nous aurions dû décider par intelligence, nous en fûmes contraint par la force. La nature reprend toujours le dessus sur l’homme et nous passâmes la nuit, trempés jusqu’à l’os, tremblant, comateux, délirant de fièvre, le corps dans la boue mais à l’abri de la foudre.
    Quand le jour parut, nous fûmes saisis par la clarté du ciel : tout avait été balayé. Pas un nuage, plus de traces du combat de la veille entre les cieux et la terre. Seul stigmate : de la boue sèche sur nos habits et nos corps, de la fièvre dans nos têtes et la peur au ventre d’être passé près de l’irréparable.

  • Le roman, c'est une drogue

    Gavalda.jpg"Le roman, c'est une drogue. C'est la liberté totale. Madame de Stael disait : " les romanciers sont plus à nu dans leurs oeuvres de fiction que dans leur autobiographie." Je pense que je parle plus de moi dans mes romans que Christine Angot dans ses autofictions. Comme disait Valère Novarina : "Ce qu'il faut écrire, c'est ce qu'on ne peut pas dire." "

    Anna Gavalda

  • J.M.G Le Clézio prix Nobel de littérature 2008

     

    Le Clézio.JPG"J'écris pour essayer de savoir qui je suis".

     

    "Les écrivains sont fragiles. Tous les êtres humains sont fragiles, mais les écrviains sont vraiment des petites choses très fragiles qui peuvent se casser facilement... Donc tout ce qui leur donne du soutien, qui leur remonte le moral, est très bon".

     

    J.M.G Le Clézio, prix Nobel de littérature 2008.

  • Debout devant l'évier de la cuisine

    Terre promise.jpg Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Debout devant l’évier de la cuisine, les yeux fixés sur les robinets de cuivre qui brillaient si loin de lui et sur la goutte d’eau pendue au bout de leur nez, qui grossissait lentement, puis tombait, David prit conscience une fois de plus que ce monde avait été crée sans tenir compte de lui». Henri Roth, L’Or de la terre promise

    Debout devant l’évier de la cuisine, les yeux fixés sur les robinets de cuivre qui brillaient si loin de lui et sur la goutte d’eau pendue au bout de leur nez, qui grossissait lentement, puis tombait, David prit conscience une fois de plus que ce monde avait été crée sans tenir compte de lui. Il lui était impossible d’atteindre la poignée du robinet, de la tourner même légèrement pour faire couler un peu d’eau pour remplir son verre. Il allait devoir attendre le retour de ses parents, ce soir, quand la nuit aura enveloppé de ses bras inquiétants tout le quartier et que l’horloge dans la cuisine indiquera les vingt et une heures avec ses aiguilles suiffeuses et répugnantes. Il les suivait souvent du regard pendant des heures, espérant et craignant à la fois, le retour de son père ou de sa mère.
    En attendant, il lui fallait étancher sa soif. Il aurait vendu une petite auto, s’il en avait eu une, comme celles qu’il regardait avec envie dans la vitrine du marchand de jouets quand il passait sur la 7ème avenue, pour s’acheter une bouteille de Coca Cola. Il ouvrit le réfrigérateur et envia la bouteille de lait. Son père s’en apercevrait certainement. Il allait être furieux puis violent mais à vrai dire, il le cognera bien ce soir pour un oui ou pour un non alors qu’est-ce que cela changera pour lui, une rouste, c’est une rouste.
    Il hésitait, tournant nerveusement avec son index une petite boucle de cheveux mordorés près de ses oreilles. Il pouvait toujours sortir mais il n’avait pas d’argent. Il y avait bien le petit pot en grès où sa mère laissait toujours quelques pièces mais s’il venait à manquer rien qu’un seul penny, sa mère ne décolérerait pas de si tôt et son père lèverait la main sur lui. Non, et puis il avait trop peur de sortir seul ; il préférait encore rester à l’appartement et mourir de soif.
    Il ferma le réfrigérateur puis le rouvrit aussitôt, empoigna la bouteille de lait et se versa un grand verre qu’il bu d’un trait avec délice. C’était fait. La bêtise était consommée. Il se resservit alors un second verre car autant qu’il le savait, l’intensité des raclées qu’il recevait n’était pas proportionnelle à la gravité de la sottise. David bu cette fois-ci plus lentement, appréciant la descente du liquide laiteux le long de sa gorge. La bouteille était maintenant à moitié vide.
    Il rangea le tout et alla se lover dans l’espèce de long siège, élimé, défoncé, nauséabond, bringuebalant sous les fesses, poisseux sous les doigts et hideux pour le regard que ses parents désignaient sous le doux nom de canapé. La calme avant la tempête. La douceur de se pelotonner comme un petit chat avant la rudesse des coups. Il resta là de longues heures hébété de fatigue, de stupeur et par la froideur de l’appartement car le poêle qui servait à chauffer les lieux n’avait plus de combustible depuis trois jours.
    Il était résigné de la vie, comme une mouche à qui on aurait ôté les ailes et qui tournerait sans fin sur une table engluée dans une tristesse et une lassitude infinie, dans un monde d’adultes tyranniques, odieux et sans cœur.
    Son père rentra le soir, bien après sa mère, et se coucha sans avoir remarqué qu’il avait bu du lait dans la journée. Sa mère gueula qu’il était soul et qu’il avait bu la paye au bistrot. Sa mère se vautra aussi dans son lit et il fit de même.
    Il pouvait à présent biffer sur le calendrier de sa misérable existence, une journée de plus.

  • Condamné à mort !

    le dernier jour.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids ! ». Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné.

    Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids !  Je tourne en rond dans ma cellule, la guillotine est là, fière, arrogante ; je m’arrête, ferme les yeux puis les rouvre, elle est toujours là. Elle me suit, m’épie, sonde mon cœur, écoute ma raison et ne me lâche plus. Elle est ici, là, là-bas et encore là. Elle est partout à la fois. Elle a l’ubiquité de l’air qui rentre dans ma cellule, de la lumière qui s’introduit avec pudeur pour éclairer un peu les murs humides, gris et sales, les murs qui m’enferment, les murs entaillés par les ongles des captifs qui sont passés par ici.
    J’étais un homme. Je ne suis plus qu’une âme triste, vide, creuse, dépouillée de tout ce qui m’a appartenu. Je ne suis plus rien. Pas même un nom sur une liste. Je ne suis qu’un matricule. Un numéro qu’on rayera dans quelques jours d’un trait de crayon. Un numéro qu’on oubliera bien vite, un corps qu’on jettera à la fosse commune dans l’anonymat des ossements déjà présents. Je ne serai alors plus qu’un cadavre pourrissant à cinq pieds de profondeur avec un peu de terre fraîchement retournée pour seul souvenir d’une vie d’homme qu’on a ôté.

  • L'aube surprit Angélo béat et muet mais réveillé

     

    Le hussard.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « L’aube surprit Angélo béat et muet mais réveillé. ». Jean Giono, Le hussard sur le toit.

    L’aube surprit Angélo béat et muet mais réveillé. Il s’était enroulé dans une grossière couverture de bure, et avait passé la nuit sous un arbre chenu aux racines tracassées. Le soleil rougeâtre franchissait l’horizon et la découpait comme une ombre chinoise, finement ciselée comme par un géant aux doigts de fées. Le spectacle était saisissant et Angelo resta là, debout, sans dire un mot, observant, fouillant l’horizon de son regard, scrutant comme un nouveau-né ébloui par la lumière du jour. Le ciel était bariolé, rougeâtre et aveuglant autour de l’astre du jour, orange et jaune plus haut et encore plus haut, il avait des reflets bleu et vert. Un spectacle divin.
    Quand il ne parvint plus à fixer l’horizon, ébloui, aveuglé par tant de lumière, il s’assit et rangea ses affaires dans son sac de toile. Il n’y voyait plus clair tant il avait scruté la portion du ciel où le soleil avait marqué au fer rouge de son incandescence, de reflets soufreux et sanguines, aveuglants et éblouissants. Il jeta son sac sur ses épaules et se mit en route.
    Au dessus de lui, le ciel ennuagé, orangé et violet, était pareil à un immense tapis de banquise que quelque cétacé aurait traversé pour venir respirer. Et il imagina un ballet gigantesque, une chorégraphie aquatique, de ventres gris et blancs s’arrondissant et glissant sous la surface de la glace, de dos, de rorquals, de bélugas et de narvals, d’orques et de phoques, sautant, bondissant comme des diables de leur boite au-dessus de la banquise et tous ces noms résonnaient pour lui comme des trésors venant du pays des grands froids.
    Il chassa de sa tête cette féérie et continua son chemin, descendant une pente abrupte et caillouteuse qui débouchait sur une vallée verdoyante et qui surplombait le plateau où il avait passé la nuit. Il marcha longtemps s’enfonçant dans des broussailles, s’écartant du chemin pour éviter de rencontrer les troupes de l’armée régulière. Sa progression était ralentie mais c’était beaucoup plus sûr pour sa personne. S’il avait été pris, il aurait été fusillé sur le champ : la mort, c’est le funèbre sort que toutes les armées du monde réservent et réservèrent à toute époque à leurs déserteurs.
    Ereinté, les pieds lourds, la peau halitueuse et la bouche sèche, il fit une halte pour se reposer et boire un peu d’eau. Le ciel s’était dégagé, balayé par un vent sec d’ouest et le soleil qui commençait à être haut dans le ciel, calcinait toute la plaine comme une côtelette abandonnée sur des braises. Il s’assit, cala son dos le long du tronc d’un arbre et souffla un moment, quand il entendit soudainement une détonation assourdissante. Le ciel s’embrasa dans sa totalité, un flash lumineux incroyable comme si l’astre du jour avait brusquement occupé tout l’horizon. Angélo, aveuglé, ferma les yeux et attendit, impuissant. Il pensa à une explosion. Cela ne dura pas et la luminosité diminua. Mais un souffle dévastateur, un choc effroyable, arrivait sur lui à une vitesse prodigieuse, couchant à son passage, les arbres, les arbustes, toutes les plantes. Il fut projeté au sol. Angélo eut l’impression que ses tympans explosaient et qu’une main invisible le cuisait comme une vulgaire grillade. Les oreilles en sang, le corps brûlé, titubant, il se retourna et vit avec effroi un immense champignon noir et sale s’élever, gonfler comme un ballon de baudruche, noircir le ciel de sa funeste couleur.
    Et les dernières paroles d’Angélo furent : « Il y eut un grand tremblement de terre, le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière devint comme du sang, et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme les figues vertes d’un figuier secoué par un vent violent.

    * L’apocalypse de Jean

  • Doukipudonktan

    zazie.jpgA partir de la première phrase d'un roman, et de toute la fin en gras, écrire une nouvelle.

    « Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. ». Queneau, Zazie dans le métro.

    Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. Il avait pourtant le nez collé à la vitre, prêt à humer la moindre parcelle d’air frais qui se présenterait à son tarin, mais il ne comprenait pas comment tous ces vieux pouvaient sentir aussi mauvais. Un mélange de sueur, de renfermé, de ranci et de vieux. Peut-être ne sortent-ils pas assez régulièrement ? Il faudrait les aérer, les pendre à la fenêtre comme des draps sales puis mettre le tout dans le tambour du lave-linge et choisir un bon essorage, de quoi les faire tourner tous ces vieux puants, comme la mayonnaise.
    Voilà, il l’avait pensé. Avait-il des remords ? Nullement. Cela faisait bien huit heures, qu’il était rivé à son siège, à ne penser qu’à ça. Alors il avait bien le droit sans dire un mot, de leur faire quelques petites misères à tous ces vieux croulants qui usent leur vieille carcasse déglinguée à  traîner dans des cars en partance pour le Maroc, à risquer au moindre pas de se fêler ou mieux désagréger leur tibia ostéoporotique, et qui soulent tout le monde, les guides, le chauffeur, le personnel de l’hôtel avec toutes leurs petites misères, leurs histoires surannées et leurs tics de langage. Je les entends, je les entends tout le temps. « René, tu te rappelles avoir rempli le bol de pépète ? », « Maurice, l’auto-bronzant, tu l’as mis dans le sac ? », « Jeanne, j’ai un doute, je ne me rappelle pas avoir éteint la liseuse. Si c’est le cas, les piles seront vides ; ça me tracasse, je ne pourrai plus faire les mots croisés du Télépoche ». D’ailleurs, il n’y a pas qu’eux que j’entends sans arrêt, il y a aussi le commercial : « Une place qui se libère à ce tarif, vous ne le regretterez pas monsieur. Vous serez avec des retraités. Vous verrez, de la tranquillité, du calme, des vacances DE REVE ! »
    Si je pouvais, je lui mettrai un bon coup de pied au cul à ce commercial, et hop ! dans le car à prendre ma place dans ce contre-pied de Grâce, dans ce car puant bourré de vieux cacochymes, sur-vitaminés mais faisandés à l’intérieur, dans ce car aux relents de moiteur, et de je ne sais quoi de dégueulasse.
    Le lendemain, je réussissais à dénicher des feuilles de menthe. Ce n’était pas pour me faire des infusions de thé, l’heure était grave, il fallait que je me remplisse les poches, de la chemisette, du bermuda, toutes mes poches, que je garnisse tout ce que je pouvais de ces feuilles aromatiques. Et la vieille qui s’assit à mes côtés (ce n’était jamais la même : les veuves devaient tirer au sort pour ne pas se battre), me dit tout à trac :
    —    Qu’est-ce qui pue comme ça ?
    —    Ça ptite mère, ce sont des feuilles de menthe de Marrakech, les meilleures qui soient, lui répondis-je.
    —    Ça devrait pas être permis d’empester le monde comme ça, continua la nonagénaire.
    —    « Si je comprends bien, ptite mère, tu crois que ton parfum naturel fait la pige à celui des rosiers. Eh bien, tu te trompes, ptite mère, tu te trompes.
    —    T’entends ça ? dit la bonne femme à un ptit type à côté d’elle, probablement celui qu’avait le droit de la grimper légalement. T’entends comme il me manque de respect, ce gros cochon.
    Le ptit type examina le gabarit de Gabriel et se dit c’est un malabar, mais les malabars c’est toujours bon, ça profite jamais de leur force, ça serait lâche de leur part. Tout faraud, il cria :
    —    Tu pues, eh gorille.
    Gabriel soupira. Encore faire appel à la violence. Ça le dégoutait cette contrainte. Depuis l’hominisation première, ça n’avait jamais arrêté. Mais enfin fallait ce qu’il fallait. C’était pas de sa faute à lui, Gabriel, si c’était toujours les faibles qui emmerdaient le monde. Il allait tout de même laisser une chance au moucheron.
    —    Répète un peu voir, qu’il dit Gabriel.
    Un peu étonné que le costaud répliquât, le ptit type prit le temps de fignoler la réponse que voici :
    —    Répéter un peu quoi ?
    Pas mécontent de sa formule, le ptit type. Seulement l’armoire à glace insistait : elle se pencha pour proférer cette pentasyllabe monophasée :
    —    Skeutadittaleur…
    Le ptit type se mit à craindre ? C’était le temps pour lui, c’était le moment de se forger quelque bouclier verbal. Le premier qu’il trouva fut un alexandrin :
    —    D’abord, je vous permets pas de me tutoyer.
    —    Foireux, réplique Gabriel avec simplicité ».

  • La Princesse du sang

    La princesse du sang.jpg
    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « L’Oldsmobile noire roulait avec soin sur le sable d’une plage ». Jean-Patrick Manchette, La Princesse du sang.

    L’Oldsmobile noire roulait avec soin sur le sable d’une plage. Personne sur la grève hormis la lourde automobile aux plaques du Texas qui roulait au ralenti, phares éteints, précautionneusement. La marée était descendante et les pneus ne s’enfonçaient guère dans le sable encore humide. Dans le véhicule, deux personnes à l’avant, et deux à l’arrière qui encadraient une jeune femme. Cette dernière, bâillonnée, les mains entravées, de longs cheveux bistre, une figure oblongue, comme un tableau d’Amedo Modigliani, pâle, au regard atone ; elle semblait avoir été droguée. Les autres occupants ne disaient mot. De temps à autre, ils se faisaient comprendre par geste, comme si chaque mot prononcé, chaque parole dite, pouvait avoir de mortelles résonances sous le pavillon de l’américaine.
    Plus loin le moutonnement des vagues paraissait presque irréel dans la noirceur de la nuit. Près d’une habitation qui apparut au détour du chemin, à proximité d’une dune difforme, hérissée d’oyats, l’automobile noire stoppa. Le plus trapu des hommes ouvrit la marche, les portières ne furent pas claquer et un des gars chargea la jeune femme sur ses épaules comme un sac de ciment tandis que les autres semblaient aux aguets prêts à faire usage de leur arme de poing. La bedonnante voiture, aux généreuses ailes, fut poussée dans un des garages : ils ne voulurent pas redémarrer l’imposant V6 de l’Oldsmobile.
    La troupe pénétra dans la demeure, à pas feutrés mais promptement. Toutes les issues furent fermées. Et la jeune femme fut allongée sur un lit où on lui retira ses liens et son bâillon. Elle était encore inconsciente. Ils ne l'avaient pas attacher par plaisir mais dans le cas où elle aurait crié en se réveillant.
    —    Nous sommes coincés là jusqu’à demain, dit un des hommes.
    —    Quand il fera jour, nous laisserons les volets fermés et quand la nuit viendra, nous partirons discrètement, répondit un deuxième homme.
    —    Encore une journée, à se tourner les pouces ici ? dit un troisième.
    —    Oui, et c’est notre job, quelque chose à ajouter ? dit le premier des hommes qui avait parlé.
    Les autres acquiescèrent et vaquèrent à leur occupation. Les heures passèrent et un silence angoissant baigna la maison, à peine troublé par le craquement aléatoire des boiseries. Ces dernières étaient malmenées par les assauts du vent qui s’était subitement levé avec les premiers rayons du soleil. La jeune femme se réveilla dans la matinée sans réaliser où elle se trouvait. Ils lui préparèrent un petit déjeuner, et lui expliquèrent calmement, qu’ils l’avaient mis en lieu sûr car de sérieuses menaces pesées sur sa vie.
    Les hommes des services spéciaux étaient entrés en coup de vent dans sa vie et ils en sortirent le soir même de la même manière après lui avoir expliqué les recommandations à suivre.
    Elle resta là, enfermée dans la maison, pendant quelques semaines. Les réserves de nourriture étaient amplement suffisantes et la veille qu’ils reviennent la chercher pour une autre planque, la jeune femme décida d’aller faire une balade le long de la mer.
    Le lendemain, les hommes des services spéciaux trouvèrent porte close et aucune trace de la jeune femme.
    Elle ne fut jamais retrouvée.
    S’était-elle noyée ? L’avait-on enlevé ?
    Nul ne le sera jamais.

  • Roméo et Juliette

    roméo.1.jpgUn extrait de Roméo et Juliette, Acte I, Scène V , de William Shakespeare


    "Roméo, prenant la main de Juliette. — Si j’ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d’effacer ce grossier attouchement part un tendre baiser.
    Juliette. — Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n’a fait preuve en ceci que d’une respectueuse dévotion. Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un pieux baiser.
    Roméo. — Les saintes n’ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?
    Juliette. — Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.
    Roméo. — Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.
    Juliette. — Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.
    Roméo. — Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l’effet de ma prière (il l’embrasse sur la bouche). Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.
    Juliette. — Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu’elles ont pris des vôtres.
    Roméo. — Vous avez pris le péché de mes lèvres ? O reproche charmant ! Alors rendez-moi mon péché. (Il l’embrasse encore.)
    Juliette. — Vous avez l’art des baisers.
    La Nourrice, à Juliette. — Madame, votre mère voudrait vous dire un mot. (Juliette se dirige vers lady Capulet.)
    Roméo, à la nourrice. — Qui donc est sa mère ?
    La Nourrice. — Eh bien, bachelier, sa mère est la maîtresse de maison, une bonne dame, et sage et vertueuse ; j’ai nourri sa fille, celle avec qui vous causiez ; je vais vous dire : celui qui parviendra à mettre la main sur elle pourra faire sonner les écus.
    Roméo. — C’est une Capulet ! O très chère créance ! Ma vie est due à mon ennemie !
    Benvelio, à Roméo. — Allons, partons ; la fête est à sa fin.
    Roméo, à part. — Hélas ! oui, et mon trouble est à son comble".
    roméo.2.jpg

     

     

  • On fait glisser les pages en ployant légèrement le livre ou le cahier

    Venise.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « On fait glisser les pages en ployant légèrement le livre ou le cahier », Philippe Beaussant, Le rendez-vous de Venise.

    On fait glisser les pages en ployant légèrement le livre ou le cahier. Et le pouce comme un butoir de chemin de fer, stoppe les wagons récalcitrants en un arrêt brusque. Le papier se froisse et nous découvrons, aux hasards du voyage, ce qui est couché sur les pages blanches en traces noires.
    Pour monter au grenier, il y avait un escalier raide constitué de vieilles marches qui grinçaient sous les pas comme les dents de mon papy. La nuit, quand je ne parvenais pas à m’endormir rapidement, je l’entendais, blotti sous l’amoncellement de couvertures que grand-mère laissait sur chaque lit — il y en avait trois — dans la pièce du fond : en effet, à cette époque, réminiscence des temps difficiles que furent la seconde guerre mondiale, il n’y avait pas de chauffage dans les chambres à coucher la nuit. Et d’ailleurs, que c’était agréable de plonger dans l’océan glacial, le lit des grands, de grelotter comme un pantin désarticulé et de se réchauffer par sa propre chaleur, piégée par cette montagne de chiffons.
    Au grenier, un univers de vielles choses remplissait la pièce. Il y avait de tout, des piles de vieux journaux, un canapé sur lequel on pouvait s’asseoir, des livres, des cartons de vêtements, des armoires pleines de bric-à-brac, une vieille machine à coudre à pédale, et un tas de choses dont je n’ai plus souvenir mais l’ordre y régnait. Des tapis avaient été glissés sous les meubles, des couvertures protégeaient de la poussière et des souris quelques cartons et tous les meubles semblaient avoir été disposés pour une bonne circulation dans le grenier. On se serait cru dans une vieille pièce abandonnée mais visitée de temps à autre par quelque fantôme, spectre ou personne d’une autre époque.
    Dans le coin gauche, une grande et belle malle reposait sur un tapis élimé. J’y plongeai les mains, découvrant des livres que je ramenai à la surface avec délicatesse et presque religieusement. Je prenais garde de les poser à côté de la malle dans la même disposition dont ils se trouvaient auparavant : les pages jaunies m’inspiraient davantage de respect que les livres de la bibliothèque de mes grands parents qui se trouvait au rez-de-chaussée, près de la cheminée. Et parmi les différents ouvrages, j’exhumai un vieux carnet à la couverture rougeâtre et cartonnée.
    Je le regardai comme un trésor ne m’avisant pas d’y toucher et c’est au bout de plusieurs minutes que je consentis à tourner les pages, avec la fièvre au front, de l’énigmatique carnet. Et je n’aurais jamais osé, comme je le faisais avec mes livres, faire glisser les feuillets à toute vitesse pour s’arrêter au détour d’une page.
    Non, délicatement, précautionneusement, je tournai les pages du carnet m’attendant à chaque fois qu’un feuillet parte en poussière. Ce carnet appartenait à ma grand-mère. C’était un journal intime, le journal d’une jeune fille qu’avait été ma grand-mère. Et à mon grand étonnement, j’appris des choses sur l’amour, sur les hommes et les femmes.
    Et j’appris aussi que ma grand-mère avait aimé d’autres hommes que mon grand-père. Ce fut une grande surprise.
    C’est de cette époque, que je compris qu’on était pas obligé dans une vie d’aimer qu’une seule personne comme dans les contes pour enfants mais que le cœur pouvait embrasser plusieurs amours.

  • Bannissement

    puce.jpg Le soleil commence à poindre et de ma place, je cligne des yeux pour ne pas être ébloui. Michel, qui s’est allongé un peu plus loin, se réveille aussi. Il m’engueule car il ne retrouve plus sa bouteille. Je l’entends maugréer, taper dans ses cartons et jurer comme un charretier. Je n’y prête même plus attention. D’ailleurs, tout m’indiffère.
    Le ciel est clair et l’air est frais, ce matin. On doit être en octobre. Enfin, à peu de chose près. Michel, mon compagnon d’infortune, mon bon samaritain, comme je l’appelle car il m’a sauvé d’une mort certaine l’hiver dernier tandis que je m’étais assoupi sur le trottoir, un soir de nouvelle lune où il gela sévèrement, Michel n’est de pas de bonne humeur. Ses engelures aux pieds doivent le faire souffrir. Il ne veut pas m’en parler mais je suis sûr qu’il a des crevasses. Ses lésions rouge violacé et étendues n’étaient pas belles à voir la semaine dernière et ça n’a pas dû s’améliorer.
    Cela fait maintenant un peu plus d’un an que je suis dans la rue. Avant j’étais ingénieur dans une grande société d’électronique mais la jeunesse sans doute, l’inconscience aussi, m’ont fait déraper : j’ai écris des informations confidentielles et malveillantes sur la nouvelle génération de puce dans mon blog. Je crois que je n’avais pas mesuré la portée de mes actes. La sanction a été sévère mais même si je ne voulais pas me l’avouer, par orgueil, je savais que cela finirait ainsi. Autodestruction peut être.
    Et le surlendemain de la parution de l’article dans le blog, ils ont coupé ma puce par satellite. La puce sous cutanée RFID III pour radio frequency identification de 3ème génération, celle qui équipe tous les humains sur Terre depuis 2021, et le Verichip Act III.
    Je suis à présent un banni, un apatride, un errant qui fait les poubelles, qui quémande sa nourriture car cela fait longtemps que les SDF comme on les appelait avant, ne mendient plus d’argent car la monnaie et avec elle, les billets et les pièces, a cessé d’exister en 2016. Maintenant c’est l’ère de l’argent virtuel, l’ère de l’argent des puces RFID.
    Mes journées avec Michel sont toutes des répétitions d’une même et unique journée hideuse : de l’alcool, de la crasse, de la faim, du froid mordant ou de la chaleur poisseuse, de l’envie, du dégoût pour soi, du regard des autres ou plutôt de l’absence de regard et de l’humiliation et marcher, marcher pour trouver un abri, marcher pour trouver de la nourriture, marcher pour tromper l’ennui, marcher tout court, marcher toujours.
    Quand le gouvernement m’a coupé ma puce, j’ai perdu en un instant mon compte en banque, mon appartement, tous mes biens, mon travail, mes droits civiques, la garde de mes enfants. Mon mariage a été instantanément dissous. Je ne peux plus me marier bien évidemment, je ne peux plus agir en justice ou reconnaître des enfants, je ne peux même plus travailler. Je ne suis plus rien. Je suis un banni. Je suis mort civilement. Je suis mort pour la société. Je n’existe plus.
    Ma famille n’a rien pu faire mais à vrai dire, je ne sais pas si mon épouse était prête à aller en prison si elle s’était opposée à mon bannissement. De toute manière, elle ne l’a pas fait et je préfère ainsi.
    Le seul avantage, si on peut dire, c’est qu’à présent je suis un homme libre : plus aucun et foutu satellite ne peut me suivre à la trace comme pour tous les autres citoyens mais comme dit Michel, c’est une piètre consolation.






  • Mi-avril

    jérôme.jpg Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Solange me répétait souvent, ces derniers temps, comme à peu près chaque année vers la mi-avril, qu’il allait falloir bientôt se méfier de la douceur de l’air » Jean-Pierre Martinet, Jérôme

    Solange me répétait souvent, ces derniers temps, comme à peu près chaque année vers la mi-avril, qu’il allait falloir bientôt se méfier de la montée de la sève des plantes. Avec une précision de métronome, tous les jours, elle allait s’asseoir sur un petit tabouret métallique de couleur crème qu’elle disposait au ras des doubles rideaux, lissait de la main gauche sa longue chevelure brune et contemplait notre jardin de longs moments, à s’étrécir la prunelle des yeux. C’était une quasi extase. Les rondeurs des haies, les bourgeons qui poignaient, la pelouse qui prenait des couleurs, le pépiement des jeunes oiseaux qui retentissait de nouveau, tout cela la revigorait comme une bonne tasse de chocolat chaud. Son printemps, elle le devinait derrière la fenêtre, l’imaginait, le modelait comme une statue en argile. Et quand elle se l’était bien appropriée, s’étant faite à l’idée que les jours étaient à présent suffisamment longs, que le fond de l’air était suffisamment doux alors elle pouvait ouvrir la baie vitrée et faire quelques pas dans notre jardin.
    Avant cette appropriation, elle était d’une nervosité exacerbée. Elle chuchotait sur son tabouret des phrases comme : « Comment pourrons-nous sortir et écraser les fragiles brins d’herbe ? », « Ne crois-tu pas que les Dujardin vont tailler leur haie, ne pourrions-nous pas en faire autant ? », « Il faudrait nettoyer la mangeoire à oiseaux, il fait maintenant suffisamment doux ». J’acquiesçais, ne voulant pas la chagriner mais je savais bien, qu’au fond, elle crevait de peur. Elle crevait de peur parce qu’un nouveau printemps frappait à notre porte, ce qui devait signifier beaucoup pour elle. Une année venait de s’écouler. Les trotteuses de sa vie n’en finissaient pas de tourner comme la terre autour de ses pôles.
    Alors d’un mot gentil, d’une caresse aimable, d’un regard d’apaisement, je la rassurais et elle oubliait pour un instant ce qu’elle cherchait en scrutant à travers le double vitrage. Elle se levait, réajustait sa jupe sombre et allait s’asseoir dans le canapé, où je l’entendais souffler doucement, comme un murmure qui s’échappe. Et c’était dans ces instants précieux de mi-avril, que je réalisais que je ne pourrais pas vivre sans elle et que j’aimais à penser qu’elle ne pourrait pas vivre sans moi. Enfin, je l’espérais.