Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Debout devant l'évier de la cuisine

Terre promise.jpg Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

« Debout devant l’évier de la cuisine, les yeux fixés sur les robinets de cuivre qui brillaient si loin de lui et sur la goutte d’eau pendue au bout de leur nez, qui grossissait lentement, puis tombait, David prit conscience une fois de plus que ce monde avait été crée sans tenir compte de lui». Henri Roth, L’Or de la terre promise

Debout devant l’évier de la cuisine, les yeux fixés sur les robinets de cuivre qui brillaient si loin de lui et sur la goutte d’eau pendue au bout de leur nez, qui grossissait lentement, puis tombait, David prit conscience une fois de plus que ce monde avait été crée sans tenir compte de lui. Il lui était impossible d’atteindre la poignée du robinet, de la tourner même légèrement pour faire couler un peu d’eau pour remplir son verre. Il allait devoir attendre le retour de ses parents, ce soir, quand la nuit aura enveloppé de ses bras inquiétants tout le quartier et que l’horloge dans la cuisine indiquera les vingt et une heures avec ses aiguilles suiffeuses et répugnantes. Il les suivait souvent du regard pendant des heures, espérant et craignant à la fois, le retour de son père ou de sa mère.
En attendant, il lui fallait étancher sa soif. Il aurait vendu une petite auto, s’il en avait eu une, comme celles qu’il regardait avec envie dans la vitrine du marchand de jouets quand il passait sur la 7ème avenue, pour s’acheter une bouteille de Coca Cola. Il ouvrit le réfrigérateur et envia la bouteille de lait. Son père s’en apercevrait certainement. Il allait être furieux puis violent mais à vrai dire, il le cognera bien ce soir pour un oui ou pour un non alors qu’est-ce que cela changera pour lui, une rouste, c’est une rouste.
Il hésitait, tournant nerveusement avec son index une petite boucle de cheveux mordorés près de ses oreilles. Il pouvait toujours sortir mais il n’avait pas d’argent. Il y avait bien le petit pot en grès où sa mère laissait toujours quelques pièces mais s’il venait à manquer rien qu’un seul penny, sa mère ne décolérerait pas de si tôt et son père lèverait la main sur lui. Non, et puis il avait trop peur de sortir seul ; il préférait encore rester à l’appartement et mourir de soif.
Il ferma le réfrigérateur puis le rouvrit aussitôt, empoigna la bouteille de lait et se versa un grand verre qu’il bu d’un trait avec délice. C’était fait. La bêtise était consommée. Il se resservit alors un second verre car autant qu’il le savait, l’intensité des raclées qu’il recevait n’était pas proportionnelle à la gravité de la sottise. David bu cette fois-ci plus lentement, appréciant la descente du liquide laiteux le long de sa gorge. La bouteille était maintenant à moitié vide.
Il rangea le tout et alla se lover dans l’espèce de long siège, élimé, défoncé, nauséabond, bringuebalant sous les fesses, poisseux sous les doigts et hideux pour le regard que ses parents désignaient sous le doux nom de canapé. La calme avant la tempête. La douceur de se pelotonner comme un petit chat avant la rudesse des coups. Il resta là de longues heures hébété de fatigue, de stupeur et par la froideur de l’appartement car le poêle qui servait à chauffer les lieux n’avait plus de combustible depuis trois jours.
Il était résigné de la vie, comme une mouche à qui on aurait ôté les ailes et qui tournerait sans fin sur une table engluée dans une tristesse et une lassitude infinie, dans un monde d’adultes tyranniques, odieux et sans cœur.
Son père rentra le soir, bien après sa mère, et se coucha sans avoir remarqué qu’il avait bu du lait dans la journée. Sa mère gueula qu’il était soul et qu’il avait bu la paye au bistrot. Sa mère se vautra aussi dans son lit et il fit de même.
Il pouvait à présent biffer sur le calendrier de sa misérable existence, une journée de plus.

Les commentaires sont fermés.