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Des mots en forme - Page 4

  • Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
    « Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil ». Thierry Jonquet, La Bête et la Belle.la belle et la bête.jpg

    Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil. Le trou béant, noir, affreux et boueux, avala la petite boite en pin comme la bouche géante d’une affreuse bête. Au loin, au-delà du muret en pierre de l’enceinte du cimetière, les tours hideuses, grises et sales, fleuries de myriades de paraboles, parsemées de linge de toutes les couleurs qui s’étalait à la vue de tous, se dressaient insolemment au pied de nuages blancs. Quand le cercueil cessa d’être visible de la petite assemblée, serrée, agglutinée sous le crachin qui collait à la peau pareil à une huile poisseuse, un gémissement monta dans l’air. Une dernière plainte de la maman qui jusqu’alors trop digne, craqua comme une porcelaine trop fragile, effritée par la douleur et la tristesse. Le croque-mort jeta un regard sur la barre d’HLM qui barrait l’horizon. Il pensa à tous ces gens qui regardaient la télévision pendant qu’on enterrait un des leurs. Il pensa que c’était bien injuste. Qu’un enfant ne méritait pas de mourir et qu’à bien des égards, ceux qui avaient vu l’accident et qui refusaient de témoigner au nom de la sacro-sainte loi de la cité, étaient inexcusables. Dans le quartier, beaucoup savaient mais personne n’osait se mouiller. Personne n’avait le courage et les tripes de devenir une balance.
    Voilà, où on était arrivé après des décennies de permissivité.
    Franck avait toujours vécu dans le quartier. Comme tous, il avait rêvé d’en sortir. Comme tous, il avait envié les potes qui passaient dans ces berlines allemandes au moteur à la cylindrée conséquente. Mais il n’avait jamais franchi la ligne. Il jeta un dernier regard aux balcons miteux et attendit une approbation de la famille pour enlever avec une infinie délicatesse les deux grosses cordes.
    Il n’aimait pas ce moment. Celui où les familles devaient dire adieu à leur défunt : quelques fleurs jetées sur le cercueil, quelques mots, un signe de croix, un mouchoir que l’on sort, des larmes que l’on essuie avec pudeur, une étreinte, une main sur une épaule… Et puis la petite troupe, lentement, se disloquait avec timidité comme un peu honteuse de ne pas rester davantage. Les plus hardis, la tête bien droite, cherchaient des regards d’acquiescement, de petits gestes d’approbation pour oser avancer d’un pas plus assuré.
    Tout avait été dit. Tout avait été fait. Le défunt reposait à présent en paix, selon la formule consacrée. En tendant l’oreille, on pouvait encore entendre, venant de dessous d’un parapluie noir, flanqué de deux autres, le chagrin et la douleur d’une mère qui avait perdu ce qu’il y a de plus cher dans une vie : son enfant.

  • Ils sortent de partout, maintenant

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    "Ils sortent de partout, maintenant". Jean-Pierre Andrevon, Un horizon de cendres.charon.JPG


    Ils sortent de partout, maintenant. De ma place, je les aperçois en écartant fébrilement du bout des doigts le rideau. Des myriades de fantômes sortant de nulle part et cheminant vers le nord.
    On leur a dit d’aller vers les régions les plus froides. On leur a dit que là-bas, le Fléau n’arriverait pas. La tête encapuchonnée, ils marchent en file indienne, les pas des plus lents se plaçant dans ceux de devant. Ils avancent telles des ombres faisant crisser la neige sous leurs pas lourds.
    J’avais l’espoir que la ville se viderait rapidement. Mais je me suis fourvoyé. Depuis déjà une semaine, le flot ininterrompu de ces âmes errantes inonde les rues, sature les avenues et gorge toutes les routes qui mènent là où la radio, la télévision et internet martèlent qu’il faut aller. Je laisse glisser, le plus lentement que je peux, le rideau. Au loin, des coups de feu retentissent à nouveau. On tue pour du pain, un peu d’eau ou de l’essence. Tout manque. Les magasins ont été pillés et depuis l’instauration de la loi martiale, les pires rumeurs circulent comme la peste parmi les rats des égouts : exécutions sommaires, viols, massacres, lynchages… pour quelques boites de conserve.
    Je n’ose plus mettre un pied dehors. Je préfère rester ici, chez moi et mourir dans mon appartement que j’occupe depuis déjà plus de trente ans. J’attends. Je n’ai plus que ça à faire. Le Fléau m’a tout pris. Mes enfants, ma femme et ma vie. Pourquoi se débattre pour grappiller quelques miettes à la vie ? Se débattre comme une proie traquée par l’indicible, l’invisible Fléau qui nous guette tous et qui finira par nous attraper.
    Je préfère l’attendre là, patiemment, chez moi et qu’il vienne me chercher en ce lieu qui m’est familier. C’est tout ce qui me reste ; le souvenir de mon existence passée, ces années de bonheur où nous vivions heureux, ma femme, moi et mes enfants. Chaque coin de meuble, chaque bibelot, chaque objet, chaque petite parcelle de mon appartement, s’animent quand j’y pose mon regard et mes souvenirs remontent à la surface comme des bulles d’air qui éclatent. J’essuie d’un revers de la main toute cette mémoire maintenant superflue et j’attends de plus belle que la mort vienne me chercher.
    Elle arrive. Je la sens. Un souffle glacial semble venir de dehors. Je me crispe sur l’accoudoir et me décide à me lever. Je n’ai plus de force. Tout en moi est vide comme un ballon de baudruche flétri qu’on aurait abandonné dans un coin d’une pièce, près d’une fenêtre où le soleil l’aurait réchauffé un peu plus chaque jour. Je me traîne. J’ai l’impression que chaque geste me coûte une énergie considérable, que des poids, de gros poids, pendent à mes bras, à mes jambes et m’écrasent les épaules. Il me faut une éternité pour atteindre la fenêtre et là, comme un geste à la fois désespéré, inconscient et suicidaire, j’écarte les rideaux en grand, cherchant ce qui m’a effrayé. Mais il n’y a rien. Seulement ces ombres errantes qui fuient en passant dans l’ombre des bâtiments. Je relâche le voile des rideaux et mes yeux s’attardent sur mes mains vieilles et tremblantes.
    Le Fléau a passé son chemin. Ce n’est pas pour aujourd’hui. Sans doute pour demain.
    Alors je me rassois dans mon fauteuil, las, bien las.

  • La vie devant soi

    la vie devant soi.jpg Il ne faut jamais désespérer. Si insignifiants ou désastreux que soient les résultats, il faut continuer sur le chemin de l’exigence, encore et encore.
    Il y a plus de vingt ans notre professeur de français nous avait emmenés voir un film en noir et blanc, La vie devant soi. Je me rappelle la salle de cinéma, les fauteuils, les copains, et nos pieds qui ne tenaient pas en place. L’ennui. Ou était-ce plutôt ce trait commun aux adolescents que nous étions alors et des groupes en général de suivre les leaders souvent grincheux et contestataires, indisciplinés et abêtis ? Avais-je réellement trouvé ce film ennuyeux ou m’étais-je rallié au groupe qui le trouvait assommant ?
    Nous, élèves de 3ème1 d’un quartier populaire d’Amiens, avions ce jour-là été particulièrement pénibles. Pieds sur les fauteuils, brouhaha, cris intempestifs, rires gras, bruits en tout genre, nous avions exaspéré notre professeur exigeante, qui à coups de pavés Stendhaliens, d’Exercices de Queneau, de mitraille de J.P. Manchette, tenter de nous forger vaillamment une culture littéraire.
    Certains romans se font désirer. Comme des voyages trop onéreux ou périlleux qu’on repousse du bout des doigts de peur qu’ils nous brûlent mais qui nous attirent imperceptiblement toujours un peu plus le temps passant. La vie devant soi de Roman Gary, prix Goncourt 1975, est un de ces ouvrages. Je l’ai cherché longtemps sur les étagères de la bibliothèque municipale, croyant le trouver près des racines du ciel ou des enchanteurs mais mon ticket n’était peut être plus valable et ce livre se dérobait toujours.
    Aujourd’hui je l’ai déniché, l’ai ouvert presque religieusement et l’ai commencé. Vous dire que ce roman est merveilleux et superbe ne suffit pas. C’est un chef d’œuvre.
    Voilà. Il ne faut jamais désespérer d’élèves, d’enfants qui ne lisent pas, chahutent ou se désintéressent de tout. Le déclic peut toujours se produire, même vingt ans plus tard.

  • Enfants et artistes

    picasso.jpg"Tous les enfants sont des artistes. Le problème, c'est de rester artiste, une fois adulte".

    Pablo Picasso

  • Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine

    kafka.jpg

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine ». Franz Kafka, La Métamorphose.

    Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Il réalisa en jetant un regard circulaire dans sa chambre à quel point il était devenu nuisible pour sa famille, ses proches, pour la société et aussi pour lui-même. Ce n’était d’ailleurs plus une chambre qu’il avait sous les yeux mais la tanière d’une bête hideuse, un antre repoussant, une bauge.
    Imaginez une pièce rectangulaire étriquée sous les toits et des cloisons trop proches, une misérable lucarne condescendant à laisser entrer quelques rais de lumière, quelques tuiles manquant à l’appel et remplacées par une vielle toile percée, un méchant parquet usé, noirci, attaqué par les champignons et dont les lattes se dérobaient le plus souvent sous les pieds au lieu d’y offrir un appui ferme.
    Jetez dans cette horrible pièce pêle-mêle, un peu de vaisselle, des habits élimés, souillés, macérant de sueur, de vieux journaux, de la nourriture et des restes, du tabac, des bouteilles d’alcool et un tas de choses dont on ne saurait dire maintenant à quoi elles pouvaient bien servir.
    Ajoutez-y par endroits, des vomissures, de l’urine et même des excréments et laissez une main géante attraper le tout et secouer énergiquement l’ensemble de manière à tout retourner sans dessus dessous.
    Tel était le spectacle qui s’offrait aux yeux ahuris de Grégoire Samsa. Il scrutait de son lit tout autour de lui avec un regard vierge cet infâme endroit où il avait vécu et il ne comprenait pas comment tout cela était arrivé. Comment il avait pu passer ses journées, terré dans cette chambre innommable, telle une vermine repoussante, crasseuse, crottée, excrémenteuse, pataugeant dans ce bouge immonde, cette sentine, comme un porc dans une bauge. Il ne comprenait pas comment il avait pu manger et boire dans cette pièce et même y dormir. C’était comme s’il avait été frappé violemment à la tête et qu’il se réveillait après une longue convalescence.
    Et maintenant qu’il reprenait ses sens, des relents immondes lui tournèrent le cœur et l’auraient fait débagouler s’il ne s’était pas enfui en courant de cet infâme endroit. Tout son corps était tendu vers une unique chose à accomplir : courir, courir loin.
    Dehors il avala une grande bouffée d’air frais et il cessa de se sentir une vermine.

     

  • Une petite phrase pour s'amuser

    souffle.jpgCendriers en verre, transparents ou opaques, colorés ou noirs, en matière plastique ou en bois exotique, affublés de ces logos publicitaires tapageurs, comme des appels à ne fréquenter qu’une seule marque de tabac, ils trônaient ou plutôt jonchaient tout l’espace restant à disposition de mon petit appartement, empêchant des centaines de mégots de finir leur vie incandescente sur la moquette beige, le faux parquet ou le carrelage et ces cendriers débordants, je ne pouvais plus les souffrir, soutenir leur regard, voir leur contenu m’était devenu plus insupportable encore que de porter à mes lèvres une cigarette, à tel point, qu’il me prit la folie, car maintenant j’ose utiliser ce terme, de vider le contenu de tous les cendriers dans un grand sac poubelle noir, de ceux qu’on réserve aux tontes d’herbe, comme une révolte, un geste salvateur pour m’empêcher d’étouffer dans le gris de mon existence, dans la fumée de mes dépendances, dans l’ébène de ma résignation et il vrai que les premiers jours après, un grand poids m’avait quitté, comme par enchantement, le nuage noir qui s’évertuait à me suivre, comme attaché à mon existence et me déversant de la tristesse telle l’eau qui coule, s’était vaporisé, laissant place à des ciels azur, un horizon calme et ombragé, des lendemains soleilleux plein d’espérance et pour la première fois depuis bien longtemps, j’avançai dans la vie, léger, neuf, confiant et heureux presque, humant l’air vif et frais des campagnes environnantes comme de subtiles flagrances, m’enivrant de l’oxygène pur qui avait depuis plusieurs années déserté mes pauvres poumons goudronneux, poisseux comme du bitume, gorgés de tous les poisons vendus par les marchands de malheur et de tabac et il me semblait revivre comme un nouveau-né plongé dans un monde nouveau, écarquillant les yeux à chaque coin de rue, m’émerveillant de tout et de rien, m’extasiant de si peu, m’exclamant peut-être trop, goûtant tout, m’enivrant comme soulé de vie et cet état euphorique, dont je pressentais qu’il ne pouvait être qu’éphémère, se prolongea quelques jours, déclina un peu, eut quelques soubresauts comme un malade qui refuse l’agonie puis disparut définitivement laissant place à une mélancolie, une tristesse quasi infinie et à un manque insoutenable de nicotine, lancinant, ne laissant aucun répit que cela soit au bureau, dans la voiture, dans mon appartement, dans la rue ou bien évidemment au café, où les volutes grises enrubannant l’atmosphère chaud et sombre me tournaient la tête et m’obligèrent à fuir au plus vite cet endroit enfumé, confiné, autrefois agréable mais qui était devenu maintenant un enfer pour un écraseur de mégot comme moi qui essaye d’arrêter.

    431 mots pour cette longue phrase ! Mieux que Proust ! mais avec, il faut bien l'avouer, beaucoup moins de talent..

  • Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux et bien réels

    proust.jpgUne très longue phrase de Marcel Proust : près de 400 mots !

    "Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis broché de table de jeu élevé à la dignité de personne depuis que, comme une personne, il avait un passé, une mémoire, gardant dans l’ombre froide du salon du quai Conti le hâle de l’ensoleillement par les fenêtres de la rue Montalivet (dont il connaissait l’heure aussi bien que madame Verdurin elle-même) et par les portes vitrées de Doville, où on l’avait emmené et où il regardait tout le jour au-delà du jardin fleuriste la profonde vallée de la […] en attendant l’heure où Cottard et le violiste feraient ensemble leur partie ; bouquets de violettes et de pensées au pastel, présent d’un grand artiste ami, mort depuis, seul fragment survivant d’une vie disparue sans laisser de traces, résumant un grand talent et une longue amitié, rappelant son regard attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant qu’il peignait ; encombrement joli, désordre des cadeaux de fidèles qui a suivi partout la maîtresse de maison et a fini par prendre l’empreinte et la fixité d’un trait de caractère, d’une ligne de la destinée ; profusion des bouquets de fleurs, des boites de chocolat qui systématisait, ici comme là-bas, son épanouissement suivant un mode de floraison identique : interpolation curieuse des objets singuliers et superflus qui ont l’air de sortir de la boîte où ils ont été offerts et qui restent toute la vie ce qu’ils ont été d’abord, des cadeaux du Premier Janvier ; tous ces objets enfin qu’on ne saurait isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des Verdurin, avaient cette patine, ce velouté des choses auxquelles, leur donnant une sorte de profondeur, vient s’ajouter leur double spirituel ; tout cela, éparpillé, faisait chanter devant lui comme autant de touches sonores qui émerveillaient dans son cœur des ressemblances aimées, des réminiscences confuses et qui, à même le salon actuel qu’elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient comme fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l’atmosphère, les meubles et les tapis, poursuivant d’un coussin à porte-bouquets, d’un tabouret au relent d’un parfum, d’un mode d’éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient, évoquaient, spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin".

     

  • Je ne pense jamais au futur. Il vient bien assez tôt.

    tour eiffel.jpg

    Bonne et heureuse année 2009 !

     

    "Je ne pense jamais au futur. Il vient bien assez tôt". Albert Einstein

     

    "Le 1er janvier 1945 à Hiroshima, les gens s'étaient souhaité une bonne et heureuse année". Philippe Geluck, bande déssinée Le Chat.

  • Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien.

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    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien ». Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck.

    Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien. Il y a des circonstances qui vous entraînent loin, trop loin sans doute et à votre insu. Comme une rivière tumultueuse qui vous charrie tel un rondin de bois, au début doucement. Avec tendresse même, vous laissant profiter du spectacle de ses berges verdoyantes, hérissées d’arbres bedonnants aux branches souples, assoiffées, ployant et touchant presque la surface de l’eau. Voyage tranquille vous permettant d’humer les senteurs provenant des rives du cours d’eau paisible : tapis bigarré d’Angéliques sauvages, Pas-d’âne, Soucis d’eau, Swerties vivaces ou grassettes communes, d’où exhalent des flagrances délicates.

    Voilà un charmant voyage, vous vous dites. Mais arrivé à un méchant coude, le lit se resserre et la pente auparavant douce comme un chaton se métamorphose en redoutable tigresse. Vous ne vous promenez plus le long d’une calme et paisible rivière mais c’est un bouillonnant torrent qui vous emporte comme une vulgaire et anodine coquille de noix, ballottée, secouée dans les remous d’une rive à l’autre, entraînée par ce méchant courant. Les méandres se succèdent, les affluents aussi et on ne sait guère où le voyage va se terminer.

    C’était ce voyage tumultueux semé d’embûches, inoffensif au début mais terrible ensuite qui m’avait entraîné si loin. Tout s’était enchaîné trop vite sans que je puisse reprendre mon souffle, sans que je puisse réfléchir à la portée de mes actes anodins en apparence.

    Etait-ce une illusion ? Cette impression de n’y être pour rien. D’avoir laissé faire les choses comme un spectateur.

    Je n’en sais toujours rien. Mais le fait est là : j’étais devenu un criminel. J’avais laissé mon voisin atteint de la maladie d’Alzheimer et gravement allergique manger des cacahouètes et je l’avais regardé suffoquant, sans lever le plus petit doigt. J’aurais pu saisir le combiné, composer les deux chiffres du SAMU…

    Mais je n’avais rien fait.

    Je ne l’avais pas tué : je l’avais laissé mourir. Etait-ce si différent ?

  • Il était une fois, un vieil homme, tout seul dans son bateau, qui pêchait au milieu du Gulf Stream

    Le vieil homme.jpg Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Il était une fois, un vieil homme, tout seul dans son bateau, qui pêchait au milieu du Gulf Stream». Le Vieil Homme et la Mer, Ernest Hemingway.

    Il était une fois, un vieil homme, tout seul dans son bateau, qui pêchait au milieu du Gulf Stream. Il avait tant ramené de poissons, tant promené sa silhouette pataude sur le pont et dans les embruns, tant navigué sur son vieux chalutier rouillé, que son cœur s’était gorgé d’eau, de sel et de solitude. Perdu au milieu des flots, loin de tout, des hommes, des terres, du bruit des mots, de la musique, des pas des hommes, il se plaisait : là, perdu dans l’immensité bleue, était sa place.
    Pendant presque un demi-siècle, son chalutier l’avait conduit à suivre les courants chauds et les bancs de poissons. Il y a longtemps, c’était un art, un exercice périlleux, une habile technique qui s’apprenait laborieusement et patiemment avec le temps : connaître la météorologie, les vents et les nuages, suivre le vol des oiseaux, examiner l’écume, goûter le sel de l’eau… Maintenant c’était plus triste. Il n’y avait plus que des points qui scintillaient sur l’écran vert de son sonar. Ça bougeait, ça se regroupait, ça ondoyait et lui suivait du mieux qu’il le pouvait avec les quelques tonnes de ferraille que son antique diesel tachait de pousser. La coque craquait, gémissait, criait sous l’effet du tangage et fréquemment quand les éléments se déchainaient, quand le ciel et l’eau n’étaient plus qu’un, que le vent sifflait à rendre fou et les vagues déferlaient, jetant leur écume baveuse partout et que le vieux bateau enfournait, ployant sous le paquet de mer, noyant sa proue dans la vague, le vieux marin espérait presque le naufrage.
    Là, il avait vécu, vibré, sué, espéré, frémi et vieilli.
    Là, il voulait mourir.
    Il les distinguait ces bras d’eau, lugubres, froids, glaçants, qui l’entouraient, l’encerclaient, l’étouffaient pour l’entraîner lui et son rafiot, dans sa dernière demeure, dans ce qui sera son tombeau dans la froideur et l’obscurité des fonds marins où il espérait que quelques sirènes voudraient lui prendre la main pour le rassurer. Car il avait beau être marin, vaillant, brave et ardent, avoir le muscle sec et puissant, le regard vif et bleu, le front haut et un cœur d’irlandais, la grande faucheuse qui cogne à la porte de sa cabine le faisait frissonner. Son bateau disloqué, fléchissant sous les paquets d’eau de mer et plongeant dans l’abîme, il l’imaginait. Le fluide glacé inondait la cabine, montait inexorablement, et pénétrait en tout, comme un venin dans des veines. Sa bouche, ses fosses nasales, sa gorge, ses poumons cherchaient désespérément quelque bouffée d’air salvatrice. Mais rien. Rien que le silence, le froid, l’obscurité et des bulles qui s’échappent vers la surface qui s’éloigne à jamais.
    Aujourd’hui la mer était calme comme un lac, pas une vague, pas une ride sur cette plate immensité. Et le vieux marin, un rictus au coin des lèvres sèches, ajustant son bonnet et portant son regard loin, très loin, là où les goélands se perdent dans les nuages, pensa que la faucheuse, toute de noire vêtue, pouvait toujours l’astiquer sa faux et la ranger au placard.
    Aujourd’hui il allait pouvoir pêcher, sereinement.

  • Les Misérables

    51EVJ4SQ8CL._SS500_.jpgLes Misérables, Victor Hugo

    Quatrième partie, livre quinzième,  La rue de l'homme-armé, Les excès de zèle de Gavroche :

    "Pour la seconde fois, il s'arrêta net.

    - Tiens, dit-il, c'est lui. Bonjour, l'ordre public.

    Les étonnements de Gavroche étaient courts et dégelaient vite.

    - Où vas-tu, voyou ? cria le sergent.

    - Citoyen, dit Gavroche je ne vous ai pas encore appelé bourgeois. Pourquoi m'insultez-vous ?

    - Où vas-tu, drôle ?

    - Monsieur, reprit Gavroche, vous étiez peut-être hier un homme d'esprit, mais vous avez été destitué ce matin.

    - Je te demande où tu vas, gredin ?

    Gavroche répondit :

    - Vous parlez gentiment. Vrai, on ne vous donnerait pas votre âge. Vous devriez vendre tous vos cheveux cent francs la pièce. Cela vous ferait cinq cent francs.

    - Où vas-tu ? où vas-tu ? où vas-tu, bandit ?

    Gavroche reprit :

    - Voilà de vilains mots. La première fois qu'on vous donnera à téter , il faudra qu'on vous essuie mieux la bouche.

    Le sergent croisa la bayonnette.

    - Me diras-tu où tu vas, à la fin, misérable ?

    - Mon général, dit Gavroche, je vas chercher le médecin pour mon épouse qui est en couches.

    - Aux armes ! cria le sergent.

    Se sauver par ce qui vous a perdu, c'est là le chef-d'oeuvre des hommes forts; Gavroche mesura d'un coup d'oeil toute la situation. C'était la charette qui l'avait compromis, c'était à la charette de le protéger.

    Au moment où le sergent allait fondre sur Gavroche, la charette, devenue projectile et lancée à tour de bras, roulait sur lui avec furie, et le sergent, atteint en plein ventre, tombait à la renverse dans le ruisseau pendant que son fusil partait en l'air.

    Au cri du sergent, les hommes du poste étaient sortis pêle-mêle; le coup de fusil détermina une décharge générale au hasard, après laquelle on rechargea les armes et l'on recommença.

    Cette mousquetade à colin-maillard dura un bon quart d'heure, et tua quelques carreaux de vitre".

     

  • La littérature à l'estomac

    littérature-estomac.JPGJulien Gracq, La littérature à l'estomac :

    "Un écrivain américain à chaque ouvrage repart à zéro : le succès de l'oeuvre précédente ne lui garantit nullement  que son éditeur ne refusera pas un nouveau manuscrit trop faible. Quiconque en france s'est trouvé une fois édité, si son début a été seulement honorable, a toutes chances de l'être toujours : il y compte d'ailleurs, et ne pourrait voir dans un refus qu'un affront ou une ténébreuse manoeuvre."

     

    "Dans la conscience de chacun, le sentiment de quelque chose de dérisoire et même de coupable a fini par colorer insidieusement les réactions d'ailleurs de plus en plus apeurées du sens individuel, et même là où, comme en littérature le goût n'avait aucune raison de laisser prescrire son droit à trancher immédiatement, on dirait qu'une contamination s'est produite : à la réaction extrêmement prudente et cauteleuse, pleine d'inhibitions, qui est aujourd'hui celle du lecteur moyen quand on le sollicite de juger en l'abscence de tout repère critique, on sent que la caution des spécialistes auxquels il se réfère d'instinct en toutes matières, lui fait ici défaut cruellement, qu'il a le sentiment de s'avancer en terrain miné, de n'avoir pas en mains tous les éléments".

     

    "Le grand public, par un entraînement inconscient, exige de nos jours comme une preuve cette transmutation bizarre du qualitatif en quantitatif, qui fait que l'écrivain aujourd'hui se doit de représenter, comme on dit, une surface, avant même parfois d'avoir un talent".

     

     

     

     

  • Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet...

    crime-chatiment.jpg Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu’il louait dans la ruelle S… et se dirigea d’un pas indécis et lent vers le pont K ». Fédor Dostoïevski, Crime et châtiment

    Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu’il louait dans la ruelle S… et se dirigea d’un pas indécis et lent vers le pont K. Par bonheur, il ne croisa pas sa voisine de palier, Irina, qui était sortie quelques minutes  avant lui. Il ne revit pas sa frêle silhouette, ses avant bras laiteux et ses doux cheveux blonds. Il ne croisa pas son regard, bleu comme un reflet du ciel sur la banquise. Il n’eut pas à sonder son cœur, à parler à ses yeux pour lui arracher les mots que ses lèvres ne consentaient à lui susurrer.
    Elle l’aimait toujours et il l’aurait lu dans l’azur de ses yeux. Elle l’aimait et elle avait rompu. Elle avait rompu après une folle semaine où leurs cœurs s’étaient élancés, tels des chevaux prenant le mors aux dents, fougueusement, passionnément, dans une merveilleuse histoire d’amour.
    Il était à présent arrivé sur le pont K. Le jour avait fini de décliner et de vieux lampadaires en fonte aspergeaient une lumière timide, blafarde, spectrale et fantomatique, découpant la silhouette du jeune homme grossièrement en une forme indécise et tremblante comme une flamme dans le vent. Le bruit de la ville parvenait faiblement à ses oreilles, et il ne vit pas une jeune femme s’approchait de lui, comme si tout son être n’était plus que ce corps se penchant au-dessus du parapet.
    Se pencher un peu plus.
    Un point au bout d’une ligne. Fermer ses yeux pour ne plus voir. Une lumière qu’on éteint le soir quand les volets sont tirés ; et l’obscurité qui gorge tout l’espace. Il voulait tout cela à la fois. Ou plutôt, il ne voulait plus rien, pas même continuer à vivre.
    Il enjamba le parapet. L’air était doux. Les reflets des lumières ondoyaient devant lui. Les flots étaient maintenant sous ses pieds et il était prêt à se faire engloutir par le trouble de l’eau.
    L’inconnue n’hésita plus, elle accéléra le pas, fonça sur lui et lui saisit le poignet, l’obligeant à revenir de l’autre côté. Du côté des vivants. Il croisa son regard, magnifié. Elle avait un beau sourire.

  • Le ciel était une panse d'âne gonflée

    Le vieux qui lisait.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Le ciel était une panse d’âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes ». Luis Sepulveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour

    Le ciel était une panse d’âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes. Nous marchions en file indienne à découvert et à flanc de colline et à chaque pas, je redoutais un peu plus que les cieux gris, pesants et lourds, poisseux et humides nous avalent comme une vulgaire bouchée, proie trop facile dans le déchaînement des forces de la nature. Des éclairs zébraient à présent l’atmosphère charbonneuse et il n’y avait en vue, nul endroit pour nous abriter. Cela semblait tonner de partout, résonnait tout autour comme si nous avions été enfermés dans une grosse caisse qu’un mauvais génie aurait frappé sans relâche et avec force. Nous aurions pu marcher des heures, à perdre haleine, sans jamais trouver un arbre, un toit, quelque porche ou abri pour nous protéger de la pluie, des bourrasques et de la foudre, pour nous sécher un peu et nous reposer du déluge qui s’abattait sur nos têtes. Rien sur l’horizon. Lisse tel le crâne d’un chauve. Désespérant et inquiétant.
    Nous finîmes par nous arrêter, épuisés, las, vidés et nous nous écroulâmes tous ensemble le nez dans la terre comme des quilles balayées méchamment, abandonnant tous dans cet épuisement contagieux. Ce que nous aurions dû décider par intelligence, nous en fûmes contraint par la force. La nature reprend toujours le dessus sur l’homme et nous passâmes la nuit, trempés jusqu’à l’os, tremblant, comateux, délirant de fièvre, le corps dans la boue mais à l’abri de la foudre.
    Quand le jour parut, nous fûmes saisis par la clarté du ciel : tout avait été balayé. Pas un nuage, plus de traces du combat de la veille entre les cieux et la terre. Seul stigmate : de la boue sèche sur nos habits et nos corps, de la fièvre dans nos têtes et la peur au ventre d’être passé près de l’irréparable.

  • Le roman, c'est une drogue

    Gavalda.jpg"Le roman, c'est une drogue. C'est la liberté totale. Madame de Stael disait : " les romanciers sont plus à nu dans leurs oeuvres de fiction que dans leur autobiographie." Je pense que je parle plus de moi dans mes romans que Christine Angot dans ses autofictions. Comme disait Valère Novarina : "Ce qu'il faut écrire, c'est ce qu'on ne peut pas dire." "

    Anna Gavalda

  • J.M.G Le Clézio prix Nobel de littérature 2008

     

    Le Clézio.JPG"J'écris pour essayer de savoir qui je suis".

     

    "Les écrivains sont fragiles. Tous les êtres humains sont fragiles, mais les écrviains sont vraiment des petites choses très fragiles qui peuvent se casser facilement... Donc tout ce qui leur donne du soutien, qui leur remonte le moral, est très bon".

     

    J.M.G Le Clézio, prix Nobel de littérature 2008.

  • Debout devant l'évier de la cuisine

    Terre promise.jpg Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Debout devant l’évier de la cuisine, les yeux fixés sur les robinets de cuivre qui brillaient si loin de lui et sur la goutte d’eau pendue au bout de leur nez, qui grossissait lentement, puis tombait, David prit conscience une fois de plus que ce monde avait été crée sans tenir compte de lui». Henri Roth, L’Or de la terre promise

    Debout devant l’évier de la cuisine, les yeux fixés sur les robinets de cuivre qui brillaient si loin de lui et sur la goutte d’eau pendue au bout de leur nez, qui grossissait lentement, puis tombait, David prit conscience une fois de plus que ce monde avait été crée sans tenir compte de lui. Il lui était impossible d’atteindre la poignée du robinet, de la tourner même légèrement pour faire couler un peu d’eau pour remplir son verre. Il allait devoir attendre le retour de ses parents, ce soir, quand la nuit aura enveloppé de ses bras inquiétants tout le quartier et que l’horloge dans la cuisine indiquera les vingt et une heures avec ses aiguilles suiffeuses et répugnantes. Il les suivait souvent du regard pendant des heures, espérant et craignant à la fois, le retour de son père ou de sa mère.
    En attendant, il lui fallait étancher sa soif. Il aurait vendu une petite auto, s’il en avait eu une, comme celles qu’il regardait avec envie dans la vitrine du marchand de jouets quand il passait sur la 7ème avenue, pour s’acheter une bouteille de Coca Cola. Il ouvrit le réfrigérateur et envia la bouteille de lait. Son père s’en apercevrait certainement. Il allait être furieux puis violent mais à vrai dire, il le cognera bien ce soir pour un oui ou pour un non alors qu’est-ce que cela changera pour lui, une rouste, c’est une rouste.
    Il hésitait, tournant nerveusement avec son index une petite boucle de cheveux mordorés près de ses oreilles. Il pouvait toujours sortir mais il n’avait pas d’argent. Il y avait bien le petit pot en grès où sa mère laissait toujours quelques pièces mais s’il venait à manquer rien qu’un seul penny, sa mère ne décolérerait pas de si tôt et son père lèverait la main sur lui. Non, et puis il avait trop peur de sortir seul ; il préférait encore rester à l’appartement et mourir de soif.
    Il ferma le réfrigérateur puis le rouvrit aussitôt, empoigna la bouteille de lait et se versa un grand verre qu’il bu d’un trait avec délice. C’était fait. La bêtise était consommée. Il se resservit alors un second verre car autant qu’il le savait, l’intensité des raclées qu’il recevait n’était pas proportionnelle à la gravité de la sottise. David bu cette fois-ci plus lentement, appréciant la descente du liquide laiteux le long de sa gorge. La bouteille était maintenant à moitié vide.
    Il rangea le tout et alla se lover dans l’espèce de long siège, élimé, défoncé, nauséabond, bringuebalant sous les fesses, poisseux sous les doigts et hideux pour le regard que ses parents désignaient sous le doux nom de canapé. La calme avant la tempête. La douceur de se pelotonner comme un petit chat avant la rudesse des coups. Il resta là de longues heures hébété de fatigue, de stupeur et par la froideur de l’appartement car le poêle qui servait à chauffer les lieux n’avait plus de combustible depuis trois jours.
    Il était résigné de la vie, comme une mouche à qui on aurait ôté les ailes et qui tournerait sans fin sur une table engluée dans une tristesse et une lassitude infinie, dans un monde d’adultes tyranniques, odieux et sans cœur.
    Son père rentra le soir, bien après sa mère, et se coucha sans avoir remarqué qu’il avait bu du lait dans la journée. Sa mère gueula qu’il était soul et qu’il avait bu la paye au bistrot. Sa mère se vautra aussi dans son lit et il fit de même.
    Il pouvait à présent biffer sur le calendrier de sa misérable existence, une journée de plus.

  • Condamné à mort !

    le dernier jour.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids ! ». Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné.

    Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids !  Je tourne en rond dans ma cellule, la guillotine est là, fière, arrogante ; je m’arrête, ferme les yeux puis les rouvre, elle est toujours là. Elle me suit, m’épie, sonde mon cœur, écoute ma raison et ne me lâche plus. Elle est ici, là, là-bas et encore là. Elle est partout à la fois. Elle a l’ubiquité de l’air qui rentre dans ma cellule, de la lumière qui s’introduit avec pudeur pour éclairer un peu les murs humides, gris et sales, les murs qui m’enferment, les murs entaillés par les ongles des captifs qui sont passés par ici.
    J’étais un homme. Je ne suis plus qu’une âme triste, vide, creuse, dépouillée de tout ce qui m’a appartenu. Je ne suis plus rien. Pas même un nom sur une liste. Je ne suis qu’un matricule. Un numéro qu’on rayera dans quelques jours d’un trait de crayon. Un numéro qu’on oubliera bien vite, un corps qu’on jettera à la fosse commune dans l’anonymat des ossements déjà présents. Je ne serai alors plus qu’un cadavre pourrissant à cinq pieds de profondeur avec un peu de terre fraîchement retournée pour seul souvenir d’une vie d’homme qu’on a ôté.

  • L'aube surprit Angélo béat et muet mais réveillé

     

    Le hussard.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « L’aube surprit Angélo béat et muet mais réveillé. ». Jean Giono, Le hussard sur le toit.

    L’aube surprit Angélo béat et muet mais réveillé. Il s’était enroulé dans une grossière couverture de bure, et avait passé la nuit sous un arbre chenu aux racines tracassées. Le soleil rougeâtre franchissait l’horizon et la découpait comme une ombre chinoise, finement ciselée comme par un géant aux doigts de fées. Le spectacle était saisissant et Angelo resta là, debout, sans dire un mot, observant, fouillant l’horizon de son regard, scrutant comme un nouveau-né ébloui par la lumière du jour. Le ciel était bariolé, rougeâtre et aveuglant autour de l’astre du jour, orange et jaune plus haut et encore plus haut, il avait des reflets bleu et vert. Un spectacle divin.
    Quand il ne parvint plus à fixer l’horizon, ébloui, aveuglé par tant de lumière, il s’assit et rangea ses affaires dans son sac de toile. Il n’y voyait plus clair tant il avait scruté la portion du ciel où le soleil avait marqué au fer rouge de son incandescence, de reflets soufreux et sanguines, aveuglants et éblouissants. Il jeta son sac sur ses épaules et se mit en route.
    Au dessus de lui, le ciel ennuagé, orangé et violet, était pareil à un immense tapis de banquise que quelque cétacé aurait traversé pour venir respirer. Et il imagina un ballet gigantesque, une chorégraphie aquatique, de ventres gris et blancs s’arrondissant et glissant sous la surface de la glace, de dos, de rorquals, de bélugas et de narvals, d’orques et de phoques, sautant, bondissant comme des diables de leur boite au-dessus de la banquise et tous ces noms résonnaient pour lui comme des trésors venant du pays des grands froids.
    Il chassa de sa tête cette féérie et continua son chemin, descendant une pente abrupte et caillouteuse qui débouchait sur une vallée verdoyante et qui surplombait le plateau où il avait passé la nuit. Il marcha longtemps s’enfonçant dans des broussailles, s’écartant du chemin pour éviter de rencontrer les troupes de l’armée régulière. Sa progression était ralentie mais c’était beaucoup plus sûr pour sa personne. S’il avait été pris, il aurait été fusillé sur le champ : la mort, c’est le funèbre sort que toutes les armées du monde réservent et réservèrent à toute époque à leurs déserteurs.
    Ereinté, les pieds lourds, la peau halitueuse et la bouche sèche, il fit une halte pour se reposer et boire un peu d’eau. Le ciel s’était dégagé, balayé par un vent sec d’ouest et le soleil qui commençait à être haut dans le ciel, calcinait toute la plaine comme une côtelette abandonnée sur des braises. Il s’assit, cala son dos le long du tronc d’un arbre et souffla un moment, quand il entendit soudainement une détonation assourdissante. Le ciel s’embrasa dans sa totalité, un flash lumineux incroyable comme si l’astre du jour avait brusquement occupé tout l’horizon. Angélo, aveuglé, ferma les yeux et attendit, impuissant. Il pensa à une explosion. Cela ne dura pas et la luminosité diminua. Mais un souffle dévastateur, un choc effroyable, arrivait sur lui à une vitesse prodigieuse, couchant à son passage, les arbres, les arbustes, toutes les plantes. Il fut projeté au sol. Angélo eut l’impression que ses tympans explosaient et qu’une main invisible le cuisait comme une vulgaire grillade. Les oreilles en sang, le corps brûlé, titubant, il se retourna et vit avec effroi un immense champignon noir et sale s’élever, gonfler comme un ballon de baudruche, noircir le ciel de sa funeste couleur.
    Et les dernières paroles d’Angélo furent : « Il y eut un grand tremblement de terre, le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière devint comme du sang, et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme les figues vertes d’un figuier secoué par un vent violent.

    * L’apocalypse de Jean

  • Doukipudonktan

    zazie.jpgA partir de la première phrase d'un roman, et de toute la fin en gras, écrire une nouvelle.

    « Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. ». Queneau, Zazie dans le métro.

    Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. Il avait pourtant le nez collé à la vitre, prêt à humer la moindre parcelle d’air frais qui se présenterait à son tarin, mais il ne comprenait pas comment tous ces vieux pouvaient sentir aussi mauvais. Un mélange de sueur, de renfermé, de ranci et de vieux. Peut-être ne sortent-ils pas assez régulièrement ? Il faudrait les aérer, les pendre à la fenêtre comme des draps sales puis mettre le tout dans le tambour du lave-linge et choisir un bon essorage, de quoi les faire tourner tous ces vieux puants, comme la mayonnaise.
    Voilà, il l’avait pensé. Avait-il des remords ? Nullement. Cela faisait bien huit heures, qu’il était rivé à son siège, à ne penser qu’à ça. Alors il avait bien le droit sans dire un mot, de leur faire quelques petites misères à tous ces vieux croulants qui usent leur vieille carcasse déglinguée à  traîner dans des cars en partance pour le Maroc, à risquer au moindre pas de se fêler ou mieux désagréger leur tibia ostéoporotique, et qui soulent tout le monde, les guides, le chauffeur, le personnel de l’hôtel avec toutes leurs petites misères, leurs histoires surannées et leurs tics de langage. Je les entends, je les entends tout le temps. « René, tu te rappelles avoir rempli le bol de pépète ? », « Maurice, l’auto-bronzant, tu l’as mis dans le sac ? », « Jeanne, j’ai un doute, je ne me rappelle pas avoir éteint la liseuse. Si c’est le cas, les piles seront vides ; ça me tracasse, je ne pourrai plus faire les mots croisés du Télépoche ». D’ailleurs, il n’y a pas qu’eux que j’entends sans arrêt, il y a aussi le commercial : « Une place qui se libère à ce tarif, vous ne le regretterez pas monsieur. Vous serez avec des retraités. Vous verrez, de la tranquillité, du calme, des vacances DE REVE ! »
    Si je pouvais, je lui mettrai un bon coup de pied au cul à ce commercial, et hop ! dans le car à prendre ma place dans ce contre-pied de Grâce, dans ce car puant bourré de vieux cacochymes, sur-vitaminés mais faisandés à l’intérieur, dans ce car aux relents de moiteur, et de je ne sais quoi de dégueulasse.
    Le lendemain, je réussissais à dénicher des feuilles de menthe. Ce n’était pas pour me faire des infusions de thé, l’heure était grave, il fallait que je me remplisse les poches, de la chemisette, du bermuda, toutes mes poches, que je garnisse tout ce que je pouvais de ces feuilles aromatiques. Et la vieille qui s’assit à mes côtés (ce n’était jamais la même : les veuves devaient tirer au sort pour ne pas se battre), me dit tout à trac :
    —    Qu’est-ce qui pue comme ça ?
    —    Ça ptite mère, ce sont des feuilles de menthe de Marrakech, les meilleures qui soient, lui répondis-je.
    —    Ça devrait pas être permis d’empester le monde comme ça, continua la nonagénaire.
    —    « Si je comprends bien, ptite mère, tu crois que ton parfum naturel fait la pige à celui des rosiers. Eh bien, tu te trompes, ptite mère, tu te trompes.
    —    T’entends ça ? dit la bonne femme à un ptit type à côté d’elle, probablement celui qu’avait le droit de la grimper légalement. T’entends comme il me manque de respect, ce gros cochon.
    Le ptit type examina le gabarit de Gabriel et se dit c’est un malabar, mais les malabars c’est toujours bon, ça profite jamais de leur force, ça serait lâche de leur part. Tout faraud, il cria :
    —    Tu pues, eh gorille.
    Gabriel soupira. Encore faire appel à la violence. Ça le dégoutait cette contrainte. Depuis l’hominisation première, ça n’avait jamais arrêté. Mais enfin fallait ce qu’il fallait. C’était pas de sa faute à lui, Gabriel, si c’était toujours les faibles qui emmerdaient le monde. Il allait tout de même laisser une chance au moucheron.
    —    Répète un peu voir, qu’il dit Gabriel.
    Un peu étonné que le costaud répliquât, le ptit type prit le temps de fignoler la réponse que voici :
    —    Répéter un peu quoi ?
    Pas mécontent de sa formule, le ptit type. Seulement l’armoire à glace insistait : elle se pencha pour proférer cette pentasyllabe monophasée :
    —    Skeutadittaleur…
    Le ptit type se mit à craindre ? C’était le temps pour lui, c’était le moment de se forger quelque bouclier verbal. Le premier qu’il trouva fut un alexandrin :
    —    D’abord, je vous permets pas de me tutoyer.
    —    Foireux, réplique Gabriel avec simplicité ».