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littérature - Page 2

  • Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées

    Robet Merle.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman (l’incipit), écrire une nouvelle.

    « Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées, qui à perte de vue, flanquaient les deux côtés de la rue. », Week-end à Zuydcoote, Robert Merle.

     

    Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées, qui à perte de vue, flanquaient les deux côtés de la rue. Un homme marchait, comme furieux. Quiconque l’aurait vu aurait prit peur. Mais il n’y avait personne à part lui. Il avançait à grands pas, allongeant la foulée au maximum, tendu vers quelque chose qu’il ne pouvait encore apercevoir.

    Sous son crâne qui s’était dégarni avec l’âge, un bouillonnement. Il ressassait comme dans un mauvais rêve, sans pouvoir sans défaire, les dernières paroles de sa fille Eléonore qu’elle avait prononcé avant que la ligne téléphonique ne soit coupée. « Papa, elle arrive… » Et puis plus rien. Il resta hébété un long moment, le combiné à la main, ne sachant que faire, à côté de la télé allumée sur une des chaines d’info qui continuait à vomir toutes les misères et les tourments du monde entier.

    Les mêmes mots revenaient comme le bruit du ressac qu’il entendait tout près. Les vagues roulaient en un bruit infernal, se brisant sur la digue en soulevant des gerbes d’eau et d’écume, et lui laissaient entrevoir le déchainement qui avait du se produire quelques heures plus tôt quand il monta dans sa Cadillac Série 62, un modèle coupé de 1948. Ses vieilles mains calleuses tremblaient encore quand il mit le contact. Le vaillant moteur toussota quelque peu, hésita, bougonna d’être réveillé en pleine nuit de septembre mais capitula sous l’insistance du démarreur. Il pleuvait et les essuie-glaces de la Cadillac noire, lustrée comme au premier jour, peinaient à évacuer les trombes d’eau qui s’abattaient sur le coupé. L’autoroute en direction de la côte Est était déserte mais de l’autre côté de la rambarde, deux lignes ininterrompues et éblouissantes de phares s’étiraient jusqu’à l’horizon.

    La Cadillac se trainait à 35 milles par heure : les rafales étaient terribles. Des embardées sans arrêt et au volant, le vieil homme avait peine à cramponner le volant.

    Il roula toute la nuit pour arriver sur la côte Est, près de Charleston, là où habitait sa fille Eléonore.

    Sur place, ce fut la désolation. Pas âme qui vive. Tous avaient fui et les rares personnes qui étaient restés sur place en dépit des recommandations des autorités, se terraient chez eux.

    L’homme habitait à Maryville près de Knoxville en Floride dans une petite maison en bois bleu clair dont la toiture en bardeaux délavée, marron et gris sale, donnait à l’ensemble un aspect miteux. Un spacieux porche où sommeillait un banc en bois, des fenêtres à guillotine ovales dont la peinture blanche écaillée faisait triste mine, et on aurait presque pu se croire dans une de ses demeures style néo-colonial délabrées et abandonnées dans les quartiers pauvres de la périphérie. Le jardin comme le trottoir, où de mauvaises herbes avaient pris possession du territoire, était dans un état déplorable preuve que le pauvre homme n’entretenait plus les extérieurs.

    Le soleil, un peu plus bas sur l’horizon à présent, brillait toujours et faisait ciller l’homme. Le ciel était limpide et bleu. C’était presque surréaliste. Pas un nuage. Le vent avait tout balayé, poussant sur son passage les cumulonimbus et les voitures qu’il avait par endroits retourné comme des crêpes et que l’homme à présent découvrait.

    Il avait bien marché déjà une bonne heure. La Cadillac noire n’avait pas daigné aller jusqu’au bout. « Un caprice de jeune fille », murmura-t-il, pour lui-même, un léger sourire aux commissures des lèvres comme pour se rassurer que tout n’allait pas de travers.

    Plus il avançait et plus ce qu’il craignait se matérialisait devant lui : l’ouragan était passé là avec fureur.

    Il s’arrêta quelques instants et s’assit sur les marches d’une maison. Dans ses souvenirs, la maison ne devait plus être très loin mais il n’avait jamais fait le trajet à pied et en voiture, les repères ne sont plus les mêmes, pensa-t-il.

    Quelques minutes plus tard, il repartit. Des mouettes au loin, en direction de la grève, tournoyaient dans le ciel orangé, et par moments, elles semblaient faire du sur place tels des cerfs-volants attachés au sol.

    Plus loin, il dut s’arrêter : la rue était impraticable, elle était remplie entièrement de débris où on pouvait même distinguer un pick-up et deux quatre-quatre. Un géant qui aurait lancé du premier de chaque maison tout le mobilier aurait sans doute obtenu le résultat qu’avait à présent le vieil homme devant lui. C’était un amoncellement informe, hétéroclite et effrayant que le bon sens et la raison avaient peine à expliquer, un de ces mystères de la nature qui ramène l’Homme à sa juste place, une petite fourmi bien démunie face aux tremblements de terre, éruptions volcaniques, tornades ou cyclones.

    Il rebroussa chemin et prit une rue à angle droit. Le vent avait fait là beaucoup moins de dégâts. Il marcha quelques centaines de mètres, des morceaux d’ardoises se brisaient sous ses pas, croisa un chat noir qui s’enfuit sur son passage puis revint dans la rue principale.

    Il était déjà tard quand il arriva à destination. Le soleil orangé et bouffi s’écrasait déjà sur les terres, en face de l’océan.

    Il eut un temps d’arrêt. Son regard embrassait toute la rue à l’endroit même où il s’attendait à trouver ce qu’il venait y chercher.

    Mais il n’y avait rien et il en tressaillit.

    Au plus profond de lui-même, il savait. Mais cela ne lui revenait pas. C’était comme une vaguelette qui n’atteint jamais le rivage, qui vient lécher les abords de la grève sans y parvenir, un flux et un reflux sans fin ou Sisyphe condamné à faire rouler éternellement un rocher sur une colline dans le Tartare.

    Cela dura. Il était comme prostré, fouillant dans sa conscience méticuleusement.

    Une heure passa. Puis une autre. Et toujours ce regard dans le vague.

    Enfin il se leva, fit un tour complet sur lui-même, puis quelques pas.

    Pourquoi était-ce cet endroit alors qu’il n’y avait aucune maison à plus de cinq cent pieds à la ronde ?

    Il fourrageait dans sa mémoire, toujours plus agacé de n’y rien trouver. Et plus le souvenir semblait émerger, remonter à la surface, affleurer l’horizon de sa conscience, plus il devenait nerveux.

    Quand il comprit, il explosa en sanglots et s’effondra sur le trottoir de la rue. Une bulle venait d’éclater. Quelque chose en lui venait de se rompre, comme un barrage qui cède sous le poids de l’eau.

    Tout lui tournait. Il était ivre des ses souvenirs. Cela lui était revenu, comme çà, d’un coup, en bloc. Sa fille Eléonore. Sa mort tragique, il y a maintenant neuf ans au cours du cyclone Opal, le 04 octobre 1995. La douleur. Le manque, incommensurable.

    La nuit vint.

    Il était encore là, hagard, le regard toujours dans le vague à peine troublé par la lumière pâle et clignotante d’un des lampadaires de la rue. Le courant avait été rétabli.

    Il dormit sans doute et au petit matin, transi de froid, tremblant de la tête aux pieds, il reprit son chemin.

    Il cherchait sa Cadillac et il se demandait bien qu’est-ce qu’il était venu faire dans un coin pareil.

    De nouveau, il avait tout oublié. Et c’était peut-être mieux ainsi.ouragan.jpg

  • La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle.

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase (ou ici des trois premières) d'un roman, écrire une nouvelle.

    "La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bucher à l'aube.", Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, Mathias Enard.

    mathias_enard.jpgLa nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l’aube. Et tous les spectres qui ont bu jusqu’à l’ivresse et qui se noient dans ses bras à peine soutenus par des lumières criardes et stroboscopiques, soulés par ce trop-plein de musique insupportable, sortent et brûlent leurs ailes à la lumière du jour. A peine quelques pas dehors, vacillant, cherchant leurs clefs dans leurs poches sans fond, ils se retournent sur celle qu’ils ont ramassé sur une piste trop clinquante et là, ils doutent déjà. Ils doutent d’avoir été avec cette fille qui à présent, en pleine lumière, se traîne sur le macadam sale.

    Ils se retournent à nouveau mais ne la reconnaissent toujours pas. Ce n’est pas cette fille qu’ils avaient désiré auparavant. Ce n’est pas cette fille qu’ils avaient abordé un verre à la main, le cœur battant et la peau moite. Pourtant ils ne l’ont pas lâché. Ce doit être elle. Ça ne peut être qu’elle et ils l’agrippent encore plus fermement pour ne pas se perdre. Elle est leur bouée, leur phare en pleine matinée soleilleuse et pourtant si sombre à présent. Quelques pas encore, une clef qui ouvre et la portière qui se referme comme un souffle apaisant. Le siège enveloppant et déjà, ils se sentent mieux, comme un poids en moins. La crainte qu’on la voit, que d’autres puissent la voir. Dans la voiture, c’est différent et ils démarrent. L’emmener, l’emmener loin, l’emmener on ne sait où, mais l’emmener. A leur appartement, ça serait bien. Personne ne sera, personne ne l’aura vu et personne ne la reverra.

    C’est mieux ainsi et à la prochaine sortie dans cette boîte de nuit hideuse, pensaient-ils, ils pourront recommencer. Encore et encore. Car la nuit désespérée de toujours courir après le jour, renait de ses cendres tous les soirs, inexorablement et insolemment.

  • J'ai décidé d'adopter Margueritte

    la-tete-en-friche.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase (ou ici des trois premières) d'un roman, écrire une nouvelle.

    « J’ai décidé d’adopter Margueritte. Elle va bientôt fêter ses quatre-vingt-six ans, il valait mieux pas trop attendre. Les vieux ont tendance à mourir. », Marie-Sabine Roger, La tête en friche.

     

    J’ai décidé d’adopter Margueritte. Elle va bientôt fêter ses quatre-vingt-six ans, il valait mieux pas trop attendre. Les vieux ont tendance à mourir.

    Enfin c’est ce que disait mon papy : « Tu sais p’tit Jean », il faut dire que je m’appelle Jean, « les vieux ont une fâcheuse tendance à mourir », ou quelque chose comme ça, je me souviens plus. Et comme pour se justifier car il aimait bien le concret mon papy, un matin d’hiver tout gris où il pleuvait comme vache qui pisse, il a préféré ne plus sortir  de son lit. C’est la dernière fois que je l’ai vu. Après ils l’ont mis dans une grande boite en bois verni. Je trouvais cela ridicule qu’on mette les gens dans une boite fermée, sans qu’on puisse voir à l’intérieur. Mon papy n’allait tout de même pas s’échapper.

    Sur le journal, mes parents avaient indiqué « mort d’une longue maladie ». J’avais cherché dans le dictionnaire toutes les maladies les plus longues comme la broncho-pneumopathie, ou la polyarthrite rhumatoïde, et j’avais écarté d’emblée la carie, la peste ou la lèpre mais peut être que je n’avais pas bien compris.

    Ma mamie, je ne l’avais jamais connu. Alors après le départ de papy au cimetière, il y a eut comme un grand vide dans ma vie. C’était plus comme avant. Mes parents allaient déposer des fleurs sur sa tombe régulièrement mais je savais bien qu’il était au ciel. Alors pourquoi toute cette comédie ? Il devait se marrer à nous voir en bas en train de parler à du marbre et déposer des géraniums devant une plaque portant son nom.

    Et puis il y a eut Margueritte. Des yeux vifs et bleus comme la carrosserie de l’une de mes voitures Majorette, celle du shérif. La peau du visage fripée comme le soufflet de l’accordéon à tonton Roger mais un beau sourire. Un sourire contagieux. Un de ces sourires qui donne envie d’être gentil avec elle. Margueritte, on a tout de suite envie de lui faire un gros câlin. Mais au début, j’osais pas. C’était bête. Mais j’osais pas. Mais avec le temps et comme mes parents s’étaient fait à l’idée de la laisser dans un coin du salon, près de la télé, pour qu’elle entende mieux, j’ai appris à la connaître. Elle avait pas tellement de famille et souvent elle restait là, à faire ses mots croisés, à lire ou à regarder l’écran.

    Au bout de quelques jours, quand on s’était apprivoisé à force de se regarder de coin, pour voir si l’autre regardait aussi, elle a commencé à me parler un peu. Au début, c’était quelques mots et puis après, d’un coup on sentit qu’elle avait plein de choses à dire, car ça sortit de sa bouche comme un robinet qui coule et qu’on peut plus arrêter : elle me parla de ses fleurs, de son fils, de sa vieille Quatre Ailes qu’elle avait vendue (je ne lui fit pas remarqué que toutes les voitures ont quatre ailes sauf peut être les accidentées), son ancien travail à l’usine, son ex-potager, son ex-mari (il était parti les pieds devant ?), et blablabla et blablabla… Tout s’emmêla dans ma tête et j’en avais le tournis à l’écouter mais à voir son beau sourire, je crois qu’elle avait était heureuse de me raconter tout ça, j’en avais pas compris la moitié mais je lui souris, content de lui avoir changé les idées.

    Ensuite les vacances arrivèrent. Je lui tenais compagnie et elle me racontait des histoires. Elle s’asseyait dans son fauteuil déglingué que papa avait récupéré, la deuxième vie des encombrants, disait-il et moi, j’allais chercher une chaise en paille de la cuisine pour me placer juste à côté d’elle. Je crois bien qu’elle partait d’une phrase et qu’après la suite lui venait comme çà, sans vraiment y réfléchir car souvent l’histoire était plutôt bancale, un peu comme son fauteuil d’ailleurs. Ce qui me plaisait, c’était de l’écouter. A d’autres moments, quand mes parents étaient au travail car il fallait que ça reste entre nous, elle me lisait des livres de grands. Je me rappelle d’une des premières phrases d’un des livres, ça m’avait marqué : « La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que Madame Rosa, avec tous ses kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines ». Margueritte m’avait expliqué, car il faut dire qu’elle aimait vraiment les livres, les livres c’était un peu ses enfants et j’avais remarqué que ses yeux étaient souvent tristes quand elle pouvait pas lire, donc elle m’avait expliqué que celui qui avait écrit le livre, la vie devant soi, s’appelait Emile Ajar mais qu’en fait son vrai nom, c’était Romain Gary, j’avais pas bien compris, une histoire de prix littéraire, et qu’il pouvait pas l’avoir deux fois. J’avais pensé alors que chercher des poux à quelqu’un sous prétexte qu’il avait écrit deux bons romans était bien un truc de grands.

    Momo, le petit du livre, était devenu mon ami. Je lui parlais. Je lui parlais quand j’étais seul sinon les grands m’auraient regardé avec leurs gros yeux soupçonneux car d’ordinaire, je ne parlais jamais.

    Mes parents aimaient raconter partout que j’avais parlé à six ans. Et à chaque fois, ça ne loupait pas, les autres faisaient leur bouille d’étonné à décrocher un « Ho ! » avec une bouche comme un cerceau de fille. Tout ça m’exaspérait et j’avais décidé, croix de bois, croix de fer, que les mots ne sortiraient plus de ma bouche. Tout le monde s’y était habitué, même mes parents et pour le voisins, j’étais idiot et quasi muet.

    Mais avec Margueritte, c’était maintenant différent. Et c’est pour çà que j’avais décidé de l’adopter  car elle ne me demandait jamais rien, elle n’exigeait rien, n’attendait rien en retour. Elle donnait, c’est tout.

    Pour fêter çà, en douce, on avait pris le café. Je n’avais pas aimé mais je m’étais rattrapé avec les biscuits Breton. Un vrai régal. Je me souviens encore de la joie de Margueritte et des petites miettes jaunes qui flottaient dans ma grande tasse ébréchée en porcelaine. Je trempais mes lèvres et Margueritte riait doucement en me voyant grimacer. Quelques jours plus tard Margueritte rejoignait papy. Mon adoption n’avait vraiment pas duré longtemps.

    Je ne parlais plus du tout, à part à Momo en cachette et c’est un peu lui qui me sauva de toutes ces idées grises et tristes qui se baladaient dans ma tête. Même la télé était silencieuse et dans le coin du salon, il  y avait des marques dans la moquette qui me rendaient vraiment triste. Je n’osais plus passer là et je préférais rester dans ma chambre avec les livres que je ramenais de la bibliothèque où je m’étais fait une carte toute neuve car désormais je lisais. Ça me vidait la tête et m’empêcher de trop penser à Margueritte. C’était tout ce qui me restait d’elle : Momo et l’amour des livres.

  • Je ne me souviens pas d'avoir entendu de déflagration.

    shinkuju-commute-harvey_1395_600x450.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Je ne me souviens pas d’avoir entendu de déflagration. », L’attentat, Yasmina Khadra.

     

    Je ne me souviens pas d’avoir entendu de déflagration. Une minute auparavant, je m’étais assis sur la banquette en plastique vert. La rame s’était ébranlée et déjà j’étais furieux à mon égard, frustré d’avoir oublié le roman que je lisais alors, toujours pressé de quitter la chambre d’étudiant que j’occupais au dernier étage d’une vieille et haute maison dans le quartier de Wazemmes.

    Ce soir-là, comme à l’accoutumée, j’allais diner au restaurant universitaire, passant dans la rue Charles Debierre, longeant l’église Saint-Sauveur. Souvent, l’hiver, près de la crèche, de pauvres gens s’abritaient sous un minuscule porche, se calaient le dos sur la porte et s’enroulaient, s’emmitouflaient, se couvraient et disparaissaient presque sous l’amoncellement crasseux de cartons, de journaux, de vieux tissus et de couvertures élimées. Quelque que soit la température, ils étaient là, à deux pas de l’église et même si je passais en toute hâte, forçant le pas, je les savais là, je les sentais  à ma gauche quand j’arrivais à hauteur de la porte d’entrée de la crèche. C’était devenu comme une habitude de les savoir à cet endroit mais une habitude à laquelle je ne pouvais m’habituer. Je me sentais impuissant et révolté qu’ils passent la nuit là et qu’ils ne puissent dormir sous un toit, dans une église.

    Ma main fourragea dans mes poches mais le livre n’y était pas. Une respiration plus appuyée, mes mains qui se serrent fort. J’allais devoir laisser trainer mes yeux tout autour. Je n’aimais pas ça. C’était justement pour ne pas avoir à faire ça que j’emmenais toujours un livre sur moi, pour me donner de la contenance et m’oublier dans la lecture.

    Elle enroula alors un doigt dans une mèche de cheveux blonds. Je le regardai furtivement. Des yeux clairs, vert je crois. Je n’avais pas la force d’appuyer mon regard. Une petite bouche surmontée d’un nez retroussé. Elle n’était pas vraiment belle, mais elle avait beaucoup de charme. Elle me fit penser tout de suite à Sonia. Elle ne lui ressemblait qu’un peu mais elle me fit penser à elle. D’une certaine manière, ce n’était pas très étonnant puisque je pensais à elle tout le temps. Je n’arrivais pas à la chasser de ma tête. Partout, en ville par exemple, quand je trainais, je croyais l’apercevoir. Mais j’étais constamment déçu, il me fallait attendre le soir en espérant qu’elle soit là avec ses amis pour la voir. Quelque fois je me postais en bas de son immeuble et j’attendais là, comme un idiot, espérant la voir ou je ne sais quoi d’autre qui n’arrivait évidemment jamais. Je me comportais constamment ainsi, comme si j’ étais un véritable demeuré, ignorant tout de ce que pouvait attendre, espérer et désirer une jeune femme.

    A présent, elle fouilla dans son sac et il me sembla qu’elle y cherchait un miroir. Je fus comme triste. C’était idiot. Je m’imaginai sans doute qu’elle pouvait tomber amoureuse de moi ou quelque chose comme çà. Pourtant c’était Sonia qui m’importait alors pourquoi fantasmer sur un inconnue que je ne reverrais jamais plus, je ne me l’expliquais pas. Une certaine bêtise. Ou une naïveté sans intérêt.

    Elle referma son sac et nos regards se croisèrent. Cela me parut très long mais je n’eus pas le temps de rougir, la rame se disloqua.

    Il y eut la poussière, le verre brisé, les gémissements et cette fumée âcre qui avait empli tout le tunnel à présent dans le noir à peine éclairé par les lampes de secours.

    Je reprenais connaissance et ma première pensée fut pour elle. Je la cherchai. Je fis quelques pas, titubant, écrasant le verre sous mes pas dans un silence inquiétant. Elle était étendue plus loin et à sa posture, je sus qu’elle était morte.

    Je ne la connaissais pas mais ce fut comme si tout c’était figé. Comme si un poids énorme s’était déposé sur mes épaules et qui m’obligeait à ployer, à m’asseoir, à m’affaler à ses côtés, les  oreilles sanguinolentes.

    J’étais là et pourtant je n’étais plus là, ou plutôt je ne voulais plus être là mais pour autant, je ne savais pas où je voulais être. Je ne savais plus rien. Je ne voulais plus rien. Je voulais que tout cela s’arrête.

    Il y avait d’un côté mon corps, couvert de plaies, ce qui d’ailleurs ne m’inquiétait pas plus que cela et d’un autre côté, mon esprit qui s’enfuyait, apeuré et qui se serait faufilé par un trou de souris pour se réfugier n’importe où, là où il n’y aurait rien, pourvu que cela soit possible.

    Les secours arrivèrent et ils me trouvèrent blotti contre elle.

    Plus tard, ils en déduisirent que nous avions vécu ensemble.

    Je ne démentis pas. Cela aurait servi à quoi d’ailleurs ? Et puis cela donna presque un sens à ce qui n’en avait pas.

  • Je cherchais un endroit tranquille où mourir.

    brooklyn-follies_.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Je cherchais un endroit tranquille où mourir », Brooklyn Folles, Paul Auster.

     

    Je cherchais un endroit tranquille où mourir.

    Paris m'exaspérait. La Baule et sa plage interminable biffée d'un trait grossier de résidences trop chics m'indifférait. J'avais bien pensé à une station balnéaire plus au nord, mais je ne connaissais que Le Touquet Paris plage. Et le Touquet, c'était un peu la Baule. Alors j'étais dans l'embarras et je ne voyais vraiment pas où m'installer.

    L'hiver passa et tout m'était devenu insipide. Même faire ma promenade quotidienne avec ma décapotable favorite, le crâne au vent, la tête fière et le pied lourd sur l'accélérateur de la belle italienne, à la recherche de regards féminins complices, ne m'apportait plus aucun plaisir. Toutes mes activités d'avant comme le Rotary Club, le bridge, le golf, le tennis et l'automobile club Ferrari qui auparavant avaient été source de joie et de fierté, m'étaient devenus étrangères. Je n'avais plus aucun goût à côtoyer tous ces lieux et surtout toutes ces personnes qui y trainaient, dont une grande majorité s'ennuyaient à mourir dans la vie et passaient là, toutes snobes qu'elles étaient, comme des fantômes dans une galerie des glaces. Trop occupées à regarder le piercing attaché au petit nombril, lui-même au centre du petit ventre de leur petite personne, elles ne cherchaient dans votre regard que le leur, toujours inquiets et rassérénés d'y percevoir leur importance.

    Au Rotary Club, dans un des salons non fumeurs, lors d'une de ces journées de printemps qui n'en finissait pas, je me délectais de la possibilité d'enfumer les membres du club d'un coûteux Havane sans que quiconque n'ose me faire le moindre reproche. Les volutes grises montaient de mon cigare et emplissaient la salle, provoquant sur leur passage quelques clignements d'yeux et petits toussotements mais pas de réaction. J'allais partir, un peu déçu du peu d'entrain à me rabrouer des membres du club quand je rencontrai une vague connaissance de ma défunte épouse, un dénommé Jean, notaire. Il était au courant de ma situation et même si je ne le connaissais que vaguement, je fus étonné par sa compassion et sa volonté de m'aider. Un peu décontenancé par son empathie, je finis par accepter de le revoir afin qu'il cerne un peu mieux ce que je désirais comme demeure.

    Je ne sus jamais qu'elles avaient été les rapports noués avec ma femme mais Jean fut néanmoins d'une grande courtoisie avec moi et il me dénicha la maison que j'avais toujours rêvée. C'était un peu tard, compte tenu des échéances de ma triste vie, mais je lui en fus infiniment reconnaissant.

    Trois mois après j'emménageai dans ma nouvelle demeure avec mon basset Copernic. L'affaire avait été vite conclue, les héritiers ne voulaient pas de la maison, ils préféraient de loin un bon chèque de banque à encaisser. Je ne leur en tins pas rigueur, la villa juchée sur un petit promontoire, non loin du golf de Saint Briac sur mer, fouettée par les embruns, était un petit paradis entre ciel, terre et mer. Côté océan, il n'y avait pas de ces escaliers qui frayent à pic au milieu des rochers, pour déboucher plusieurs dizaines de marches plus bas sur la grève sablonneuse. Nullement à craindre du côté des touristes en été : les plus téméraires auront bien du mal à gravir la petite falaise rocheuse en surplomb de l'océan. De l'autre côté, un petit grillage ceinturait toute la propriété de deux hectares environ, de quoi dissuader les curieux d'y entrer.

    Voilà mon petit coin de paradis. Ma dernière demeure. Mon dernier bateau amarré entre ciel et eau, prêt pour une ultime escale. C'était parfait, il n'y avait plus qu'à attendre.

    Au début, le calme et la tranquillité furent salutaires. Copernic gambadait la gueule haute, avec un port presque aristocratique, à travers tout le domaine, narguant l'écume de l'océan avec sa bave dégoulinante qui y tombait en petits paquets blanchâtres, visqueux et répugnants. Il arrosait copieusement de son pipi acide tout ce qui trainait et qui ne dépassait pas un pied de haut, certainement dans un souci de marquer son nouveau territoire et il réussit en quelques jours à faire crever les rares plantes qui poussaient dans la mince couche de sable qui affleurée de la roche et qui subissaient les assauts du vent : résultat, plus d'oyats autour de la maison. Quant à moi, j'avais pris possession d'un transat en bois verni à la toile bien accueillante et y passait le plus clair de mon temps en compagnie d'un verre de cognac ou de pastis suivant mon humeur, avec toujours à portée de main ma boite de cigares, mon journal et un bon roman. Je n'avais donc rien à faire, pas même surveiller Copernic qui de part sa petite taille ne pouvait aller guère loin. De temps à autre, je me levais et faisais quelques pas autour de la villa, histoire de me dégourdir les jambes et de m'aérer les poumons. Copernic avait calqué ses habitudes sur les miennes : il avait vite cessé d'arroser à tout va, préférant se vautrer dans ce qui restait de verdure et ronfler bruyamment. Un pipi, un étron par ci, par là, et avec la sempertinelle gamelle à manger, c'était tout ce qu'il pratiquait. Il s'encroutait tel son maitre.

    Voilà où nous en étions quand nous le vîmes moi et Copernic, par une belle matinée ensoleillée. Tôt le matin, un épais brouillard pesant et poisseux avait bravé avec ténacité des rais de lumière qui perçaient par endroits et ce n'est que vers les dix heures que le soleil s'imposa, aidé par une légère brise qui balaya tout promptement. Ensuite ce fut radieux. Je m'étais mis en tenue d'été et armé d'un bon pavé, j'étais prêt à affronter sur mon transat l'ennui, l'oisiveté et les pets de Copernic qui s'égrenaient lentement. Je pensais ainsi à la nourriture trop riche de mon chien quand je le vis.

    Il était tout petit et me fit penser à un petit poussin tant il paraissait fragile, avec sa grosse tête mouchetée de tâches de rousseur. Il me fixa de loin de ses yeux émerillonnés couleur émeraude. Copernic paraissait aussi fasciné que moi : il avait délaissé sa couche végétale et humait l'air de sa grosse truffe noire en direction du bambin. Je fis un pas en avant mais il ne bougea pas. Il continuait de m'observer. Ne sachant trop quoi faire, je le saluai. Il me répondit du bout des lèvres.

    Je m'approchai et remarquai quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.

    L'ascension de la falaise, que je n'arrivai pas à m'imaginer pour un petit bout de la sorte, avait du l'éreinter et je lui proposai donc une boisson fraîche me rappelant qu'une bouteille de sirop à la menthe grelottait dans le réfrigérateur.

    Il acquiesça d'un léger hochement de tête.

    Et je me rassis tout en gardant un œil sur lui. Il but le verre d'un trait alors je lui en proposai un second : il me remercia de son sourire et je ne le revis pas pendant plusieurs jours.

    Ensuite il vint presque tous les jours. Il ne parlait pas beaucoup mais nous nous comprenions aisément. Quand il faisait une petite moue désapprobatrice, il me rappelait mon neveu au même âge et je n'avais pas besoin de trop me creuser la tête pour comprendre qu'il n'était pas de mon avis. D'autres fois, nous nous promenions silencieusement autour de la propriété, moi les mains dans le dos à la manière des vieux instituteurs, lui toujours devant moi, avec son pas aiguisé et bondissant plein de fougue et de jeunesse.

    Jamais je ne lui demandai pourquoi il venait me voir régulièrement. Je ne lui posai aucune question trop intime et lui faisait de même, c'était comme une complicité, une entente cordiale qui s'était installée entre nous et nous partagions tous les jours des instants précieux, quelques routines comme un vieux couple, et une joie de partager sans rien attendre en retour.

    Un beau jour, p’tit Marcel comme j'aimais l'appeler, ne revint plus. Je ne sus jamais pourquoi. Je m'imaginai que timide comme il était, il n'osa pas me prévenir de son départ, d'un hypothétique déménagement.

    Pendant les quelques semaines où il vint me voir régulièrement, il m'avait rappelé une chose essentielle que l'argent, la bêtise et la routine de nos vies trop remplies de superflu m'avaient fait oubliées : le partage, le don sans attente de quoi que ce soit est la plus merveilleuse des choses. Il m'avait fait un magnifique cadeau et je lui en étais infiniment reconnaissant.

    Je sus ensuite que j'étais prêt. Pour une dernière escale.

  • La facilité est un obstacle terrible

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    Tania Balachova

    Léa Drucker

    Emission Eclectik, sur France Inter du dimanche 13/06/10 avec pour invitée l'actrice Léa Drucker : un enregistrement de 1968 d'une interview de Tania Balachova actrice et professeur de théâtre française d'origine russe (1902-1973) :

     

    L'interviewer dit : « Vous avez dit que vous croyez aux êtres timides. C'est un rapprochement avec vous-même ? ou... »

    Tania Balachova répond : « Pas seulement avec moi-même, c'est-à-dire que les gens qui n'ont pas d'obstacle à surmonter dans n'importe quel art , la facilité est un obstacle terrible, parce qu'il faut avoir des problèmes et les vaincre pour devenir quelqu'un ».

     

  • Blaise, un ours balèze.

     

    Ours.JPGKiki un oiseau très petit, presque riquiqui, se baladait tranquillement lorsqu'il rencontra un gros ours, Blaise, vraiment balèze.

    Ebahi, Kiki, le petit troglodyte, lui dit naïvement :

    « Ton ventre est aussi large qu'un aspirateur à poulets ! »

    L'ours, interloqué, le regarda avec ses gros yeux globuleux et ne sut lui répondre.

    Kiki sur sa lancée continua sa description :

    « Ta tête d'ours mal léché est aussi grosse qu'une citerne à gaz et aussi cabossée qu'une vieille casserole qui aurait trainée sous les pattes d'un troupeau d'éléphants ! »

    Blaise sentit la colère lui chatouillait les poils du museau et il souffla fort pour ne pas aplatir la petite bestiole telle une crêpe au sirop d'érable.

    Kiki continua à déverser sa verve qu'il ne pensait pas acerbe :

    « Tes pattes ressemblent à des palmes pour ... » Le petit oiseau n'eut pas le temps de finir sa phrase.

    L'ours lui cloua le bec. Quelques aiguilles de pin trainaient ça et là et ils firent l'affaire. Ensuite l'ours mal léché lui noua les pattes avec du raphia qu'un de ses copains lémurien malgache lui avait fait cadeau.

    Il s'apprêtait à le tremper dans du miel pour lui donner plus de saveur et moins de croquant quand un autre troglodyte, qui avait tout entendu, atterrit près de ses grosses pattes et lui dit :

    « Et grosse barrique, tu ne vas pas gober ce petit impertinent quand tu peux te mettre sous les dents un met à la hauteur de ta splendeur ».

    L'ours de nouveau interloqué, le regarda avec ses gros yeux globuleux et ne sut lui répondre.

    Le petit oiseau sur sa lancée continua son explication :

    « A deux pas de là, près de la rivière tumultueuse, s'est noyé un troupeau de brebis. Les plus belles et les plus grasses brebis qu'il m'a été donné de voir dans toute ma courte vie de troglodyte ».

    Blaise sentit la salive lui chatouillait la langue et il avala fort pour ne pas croquer ce qu'il tenait encore en main.

    Le petit oiseau continua son explication voyant que l'ours mal léché en était impressionnée :

    « Ce n'est qu'à deux pas d'ici... ».

    Le petit oiseau n'eut pas le temps de finir sa phrase.

    L'ours avait lâché Kiki et il courrait comme un beau diable vers ses brebis dodues.

    Kiki et son ami, diplomate, qui plus d'une fois lui avait sauvé la vie prirent leurs jambes... ou plutôt leurs ailes à leur cou.

    Quant à Blaise, arrivé à la rivière, il ne trouva pas plus de brebis qu'il n'y avait de vérité dans ce qu'avait dit le petit troglodyte. Le gros ours s'était fait avoir...

    Et la morale de cette histoire est qu'il ne faut jamais se laisser berner pas un plus petit que soit même si le mensonge est plus gros que ce qu'on voudrait obtenir.troglodyte.jpg

     

  • Nous renonçons à nos rêves par crainte de l'échec ou pire par crainte de la réussite.

     

     

    Forrester.jpg« Quelqu'un que j'ai connu autrefois écrit que nous renonçons à nos rêves par crainte de l'échec ou pire par crainte de la réussite ».

    Phrase tirée du film de Gus Van Sant avec Sean Connery (2001), A la rencontre de Forrester.

     

    Synopsis du film A la rencontre de Forrester

    Jamal est un jeune homme prometteur qui vit dans le Bronx entre parties de Basket-ball et œuvres littéraires. Sa vie bascule, lorsqu'à la suite d'un pari, il entre dans l'appartement de William Forrester, auteur du roman du siècle Avalon Landing couronné du Prix Pulitzer. L'écrivain a cessé d'écrire, après ce premier roman. A partir de là, une véritable relation d'amitié va lier Jamal et William, qui va aider le jeune Jamal à affiner son écriture, ce dernier redonnant goût à la vie à William, qui était devenu très solitaire au fil des ans.

     

    Le personnage de William Forrester, vieil écrivain solitaire et bourru, qui s'est retiré du monde après avoir publié un unique chef-d'œuvre, est fortement inspiré de la figure de J. D. Salinger - auteur du roman-culte L'Attrape-Cœurs.

    source Wikipedia

     

  • On ne change pas les rayures du zèbre !

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    Emission Le Zapping d'Inter sur France Inter du 17/04/10 ; invité : Régis Jauffret.

    Gérard Depardieu interviewé à propos de la sortie du film Mammuth raconte : « [...] La beauté, ça se donne, c'est la laideur qui résiste, tu vois et bien la laideur c'est justement, les exercices de force [...] non, on a pas le temps de s'emmerder à ne pas aimer et c'est tout. Je veux bien être l'abruti du village, l'innocent mais je préfère retourner ailleurs où des choses m'élèvent plutôt que de me rabaisser à essayer de corriger une certaine connerie. »

    « Depuis quand vous êtes comme çà, Gérard Depardieu ? » demande l'intervieweur :

    « Depuis toujours, toujours oui, je veux dire, tu sais, on ne change pas les rayures du zèbre ! » répond Gérard Depardieu.

     

  • Appelez-moi Ismaël

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    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Appelez-moi Ismaël ». Herman Melville, Moby Dick.

     

    Appelez-moi Ismaël. Et je me reconnaitrai.

    Je suis né un jour de crachin et ma mère n'a rien trouvé de mieux que de m'appeler Bruine. Bruine, pour un garçon, c'est idiot. Pour une fille, à la rigueur. Mais pas pour un garçon. Alors appelez-moi Ismaël, je préfère. Hormis ce prénom que je porte sur mes épaules comme un prisonnier son boulet, je n'ai que peu de reproches à faire à mes parents. Ils ont toujours été à mes côtés avec bienveillance.

    Je me souviens de longues ballades en forêt avec notre chien Tom un basset bougon, à la bave éclaboussante, qui me charriait dans les herbes hautes et les petits cailloux quand je tentais de l'agripper par ses poils roux, entrainant mes jambes chétives d'enfant dans de courtes mais remuantes ballades. Je me rappelle aussi du torchon à carreaux délicatement posé sur le saladier de pâtes à gaufres, de la bière spumeuse et de son odeur quand mon père décapsulait la bouteille. Je peux me remémorer tant de souvenirs gais, suaves, légers, heureux, complices et charmants alors que tous les autres, les banals, les insipides, les exaspérants, les désagréables et les ordinaires des journées qui se répètent et qui s'étirent en un ennui infini, telle la pâte sucrée chaude et collante que le confiseur travaille pour en faire de délicieuses sucettes, ont disparu de mon esprit.

    Ma tête est comme un faitout où a bouillonné un méli-mélo de bons et de mauvais souvenirs et qui ne m'a laissé au final que le meilleur. Tout retenir ne serait pas humain. Mais pourquoi ai-je évacué tout ce qui ne m'était pas agréable ? Je ne parviens pas à comprendre cela et à présent, je crois que cette particularité a forgé ce que je suis. Nous sommes ce que nous avons été et nous serons ce que nous sommes aujourd'hui. Voilà. J'aime m'appeler Ismaël mais cela ne me rend pas heureux pour autant. Pourtant j'ai l'impression de ne rien manquer. J'ai une épouse charmante qui ne s'est pas encore sauvée avec les clefs de ma voiture et ma CB. J'ai deux enfants tout aussi charmants qui n'ont pas encore fait leur crise d'adolescents et ma maison, je la trouve plutôt réussi avec sa véranda à stores automatisés. Je n'ai jamais été au chômage et mon taux de cholestérol est dans la norme. Alors quoi ? Ne devrais-je pas être heureux ? Si, bien sûr. Mais à bientôt quarante-cinq ans, ne serais-je pas capable d'autre chose ? Il est peut être encore temps...

     

  • Je ne m'intéresse pas à la culture

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    Emission Tout arrive sur France Culture du 19/04/10 avec une rediffusion d'un entretien avec James Ellroy, auteur entre autre de Le dahlia noir, aux éditions Rivages noir.

    James Ellroy interviewé raconte : « [...] dans une très grande mesure, je ne m'intéresse pas à la culture. Je n'ai pas d'ordinateur. Je n'ai pas de téléphone portable. Je n'ai pas de téléviseur. Je ne lis pas le journal. Je ne vais pas au cinéma et je ne m'intéresse pas à l'actualité. Je vis une vie protégée dans l'isolement. J'évite d'être stimulé par quelque source d'information que ce soit. J'aime bien être allongé dans le noir pour pouvoir réfléchir et me plonger dans cette époque qui va de 1958 à 1972 uniquement. »

     

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  • Si vous voulez vraiment que je vous dise

    attrape.coeur.gifToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c'est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d'enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m'avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j'ai pas envie de raconter ça et tout ». J.D. Salinger, L'attrape-cœurs.

     

    Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c'est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d'enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m'avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j'ai pas envie de raconter ça et tout. J'ai pas envie de vous débiter tous mes petits malheurs, mes petits chagrins de fils de bourge. « Y a toujours plus malheureux que soi. » ressassent à longueur de journée mes parents et pour une fois, ils ont fichtrement raison.

    Mes parents, ils m'ont tout donné. Y avait qu'à claquer des doigts et hop ! J'avais tout ce que je voulais. Un petit chiot ? Clac ! Le panier d'osier prenait place dans la cuisine près du poêle en fonte. Une nouvelle raquette de tennis ? Clac ! La housse, un matin, noire et blanche, s'était lovée dans le canapé près de l'accoudoir élimé avec un petit ruban couleur or. Une nouvelle mob ? Clac ! J'entends encore mon père la démarrait dans la cour et le panache de fumée noire qui sortait du pot inox de la mob m'avait rendu fou de bonheur. Y avait qu'à demander et ça arrivait...

    Non, je vais pas vous parler de tout ça. Ca n'a aucun intérêt et puis maintenant, j'en ai presque honte d'avoir été pourri ainsi. Je crois que ça m'a rendu con. A petit feu. Sans m'en rendre compte. Recevoir tout le temps sans jamais rien devoir, ce n'est pas bien. Ca vous apprend pas la vraie vie. Celle où vous recevez des baffes si vous vous bougez pas les fesses. Celle où vous prenez des torgnioles quand vous vous écartez du droit chemin.

    Non, je vais plutôt vous raconter ma journée d'hier. Une journée comme il y en a pas tant et qui vous ouvre l'esprit mieux qu'un ouvre-boite. Je m'étais levé grincheux, comme à l'accoutumée et puis j'avais envoyé promené mes parents, comme toujours. Une journée ordinaire en somme. J'avais trainé avec ma bande, fumant trop, buvant trop, m'ennuyant et faisant toujours un peu les mêmes conneries. Le soir, avec les potes, on était sorti en boite et on avait pris ce qu'il fallait pour bien se vider la tête. Quelques litres d'alcool fort pour oublier tout ce qu'on aurait pu être et tout ce qu'on aurait pu faire, si on avait été un peu plus courageux.

    Et maintenant, je suis dans cette petite cellule grise, terne, pourrie, qui sent l'urine et un tas d'autres trucs puants. Une cellule de dégrisement qu'ils appellent ça. Je me rappelle de presque rien. Je sais que je conduisais et qu'on s'est pris un arbre, après le petit bois. C'est con parce qu'à cet endroit-là, il n'y a rien, à part ce fichu arbre sur lequel la voiture est venue s'encastrer. Ce doit être un signe. Comme un avertissement pour que cet unique arbre à cent pas à la ronde, un hêtre je crois, ait fait un pas de côté en direction de la bagnole. Résultat, mon pote, celui qui était sur le siège passager est dans le coma. J'espère qu'il va s'en sortir et aujourd'hui, j'ai l'impression d'avoir pris dix ans, d'un coup, comme ça et c'est au moins ce que m'aura apporté cette fichue journée. Voilà. Une journée de merde en apparence. Mais pour des cons comme moi, y a qu'une journée comme çà pour vous mette du plomb dans la tête. Et c'est à présent chose faite.

     

  • Discipline d'écriture

    A la question : « Quelle est votre discipline ? », la réponse de Patrick Modiano :

    Si on n'arrive pas à écrire tous les jours, on perd le fil et le découragement s'installe. On se dit « à quoi bon ? » et c'est foutu ! J'écris tous les jours pour ne pas laisser le découragement s'installer en moi. Et parce que j'aurais trop de mal à reprendre après une interruption, même brève. On perd facilement le fil, dans ce genre de travail, vous savez... D'autant que, comme je vous l'ai dit, je ne vois jamais le but vers lequel mes livres tendent. Si je laisse passer un jour, je suis perdu. Je navigue à l'aveuglette, donc je dois naviguer chaque jour, sinon je coule. »

    Patrick Modiano dans un entretien avec François Busnel pour le magazine LIRE de mars 2010.

     

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  • Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi

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    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu'on ne montre pas d'étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu'il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l'une de ces cravates en Skaï comme il s'en faisait il y a vingt ans et qu'on trouve encore dans les solderies ». Laurent Mauvignier, Des hommes.

     

    Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu'on ne montre pas d'étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu'il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l'une de ces cravates en Skaï comme il s'en faisait il y a vingt ans et qu'on trouve encore dans les solderies.

    Seulement il était devenu transparent. A tel point qu'il aurait pu s'affubler d'un kilt écossais ou d'une soutane qu'il n'aurait pas fait lever le moindre sourcil chez ses collègues. Ses efforts étaient vains. Il baissa la tête et se déplaça lentement vers un coin de la pièce. Deux tréteaux, une table en contreplaqué sur laquelle on avait mis une nappe en papier jetable d'un blanc sale. Il prit un canapé et commença à le mastiquer. Cela lui parut insipide. Etait-ce le toast ou la vie qui n'avait plus de goût ? Il était bien incapable de le dire. Il reprit un autre canapé, au saumon cette fois-ci. Il le mastiqua, sans conviction.

    Un peu plus loin, une collègue l'observait. Elle regardait ses épaules qui ployaient sous sa tristesse et sa solitude, son air de chien battu, ses cheveux clairsemés sur le haut de son crâne, ses vêtements qui l'avait choisis avec soin mais qui la faisait sourire gentiment, du coin des lèvres. Comme avec tendresse. Elle aurait du détourner ses regards. Ne plus attacher d'importance à quelqu'un qu'elle aurait qualifié, il y a quelques années, de looser mais quelque chose en elle l'en empêchait. Quelque chose de plus fort que tout. Elle ne savait pas quoi. Ce n'était pas de la pitié, pas même de la compassion. Dans son esprit, une idée affleura, comme la douce caresse du vent : et si elle était en train de tomber amoureuse... Non, elle en sourit. Ce n'était pas ça. Cela ne pouvait pas être ça.

    Pour se donner un peu de contenance, il se retourna après avoir pris une flûte de mousseux, et regarda à droite et à gauche. Ces minutes allaient lui paraître interminables. Il passa sa main dans ses cheveux. Personne. Personne à qui parler. Il but une gorgée. De nouveau, il scruta tout autour de lui à la recherche d'un hypothétique collègue qui daignerait lui accorder un peu d'attention. Personne... Il y avait bien une jeune collègue qui semblait regarder vers lui. Non, ce n'était pas possible. Il regarda autour de lui afin de repérer à qui pouvaient s'adresser ces regards appuyés. A sa gauche, deux femmes, une châtain clair et une blonde décolorée, qu'il ne connaissait pas, discutaient bruyamment et parlaient boutique. A sa droite, que des dos tournés : les collègues s'étaient agglutinés devant la table comme des mouches à merde sur un cadavre.

    Elle l'avait croisé quelque fois à la cafétéria. Il mangeait seul, à l'écart. Il choisissait une table, souvent la même car elle était souvent libre tout au bout de la salle près d'une des cloisons au crépi jaunâtre. A côté de cette table, une copie de Monet dans son cadre trop clinquant assurait   une petite touche culturelle à la cantine d'entreprise. Elle l'avait remarqué car elle déjeunait avec deux collègues de son service à une table souvent proche de la sienne. Elle l'aurait bien invité à se joindre à eux, mais elle craignit les moqueries. Alors elle se contentait de le regarder de temps à autre. C'était devenu presqu'une routine comme on regarde la télévision d'un œil distrait ou comme on regarde par la fenêtre le vent agitant les branches d'un arbre et entrainant les feuilles dans des mouvements de volutes imprévisibles vers le sol.

    Il sentait ses joues s'empourpraient. Il pivota sur ses jambes et se saisit d'un toast. Il fallait qu'il pense à autre chose, n'importe quoi, pour que sa rougeur s'en aille. Il pensa à la météo, à ses chaussures qu'il ne cirait pas suffisamment et qui commençaient à se craqueler, aux courses à l'hypermarché qu'il allait devoir faire ce soir : son frigo était quasi vide. Il mastiqua scrupuleusement et n'osait plus se retourner. Il sentait aussi la sueur perlait sur sa nuque, comme une rosée qui se dépose sur des herbes fraîches. Il n'y pouvait rien et cherchait une issue. Il but une gorgée de mousseux et reprit un autre toast.

    Quand elle arriva à sa hauteur, il mastiquait toujours avec application. Elle lui demanda s'il pouvait lui apporter une flûte. Il répondit par un « mmmm !» d'approbation, tangua vers le milieu de la longue table, se saisit d'une des flûtes et lui tendit, la main tremblante, et la bouche entre-ouverte. Elle le regardait. Il ne disait rien. Il était comme happé par une tornade, secoué par l'émotion, amorphe.

    Elle le regardait encore, un sourire léger aux commissures des lèvres. Puis elle posa le verre, enroula une des ses mèches brunes autour de son oreille et lui dit avec douceur : « Je m'appelle Isabelle ». Lui, toujours sous le choc, restait bouche bée.

    « Et je crois que vous vous appelez Léon » ajouta-t-elle.

    En guise de réponse, il dodelina de la tête.

    « Vous n'êtes pas trop loquace » dit-elle en riant. « Mais je m'en doutais... je m'en doutais » reprit-elle.

    « J'aimerais vous demander quelque chose, Léon mais je ne sais si je peux » dit-elle, avec toujours ce merveilleux sourire qui enluminait son regard d'un bleu d'azur sur lequel Léon ne pouvait détacher ses yeux. Tout se bousculait dans sa tête. Il doutait presque de la réalité des choses. Un instant, il crut à une plaisanterie et avec grande peine, il quitta les deux saphirs bleutés pour promener son regard tout autour de lui à la recherche d'une caméra, d'un téléphone portable... En vain. Isabelle, sentit son désappointement et lui demanda à nouveau avec une infinie délicatesse : « Léon, je peux vous demander ? »

    Il balbutia un vague oui et elle lui demanda.

    Ce fut le début d'une belle histoire.

    Et maintenant, après plus de trois ans, quand il lui arrive d'y repenser et c'est souvent, sa gorge se noue et c'est avec beaucoup d'émotion que la phrase résonne dans sa tête aussi clairement que quand Isabelle lui chuchota à l'oreille ces quelques mots qui changèrent leurs existences :

    « Auriez-vous dans votre cœur un peu de place pour moi ? ».

     

  • Il fallait de la méthode

    Thierry Jonquet.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
    « Il fallait de la méthode ». Thierry Jonquet, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte.

    Il fallait de la méthode. Réfléchir à l'avance quelle réaction à adopter dans chaque circonstance bien particulière. Laisser faire mon instinct et je courrais à l'échec. Non, du pragmatisme et de la méthode, voilà, ce qu'il me fallait. Je me munis donc d'un carnet à spirale et d'un stylo noir performant afin de faire un premier jet de ce que je décidais d'appeler : PDB, le plan du bonheur.
    Bonheur est un mot sans doute un peu fort. Bienveillance ou empathie, conviendraient sans doute mieux. Commençons par des choses simples pour mon PDB et ne nécessitant pas de gros efforts. Presque quotidiennement, je prends la voiture pour aller travailler. Sur le trajet, au lieu de m'énerver, tempêter, donner de brusques coups de volants, appuyer sur l'accélérateur avec des pieds lestés de plomb, lancer des noms d'oiseaux bien à l'abri derrière mon pare-brise en verre feuilleté à d'autres conducteurs qui n'ont aucune chance de m'entendre et qui peuvent à défaut tenter de deviner mon charmant état d'esprit d'après ma gestuelle pas toujours délicate, je mettrai un CD classique dans l'autoradio et me laisserai porter par la musique. Bach m'obligera à ralentir. Mozart et ses Noces de Figaro m'inviteront à davantage d'égard pour les piétons qui s'engagent sur la chaussée et enfin quand un embouteillage pointera son petit nez, Rossini et ses interminables ouvertures m'inciteront à laisser passer un véhicule même s'il n'a pas la priorité. En un mot, de la civilité.
    Au travail, quand mon supérieur, avec son air hautain (qu'à présent je ne critiquerai plus jamais) me montrera la voie à prendre, je ne sourirai plus béatement, je ne dirai plus non plus, « Vous avez bien raison Mme [...] » ou « Je suis d'accord avec vous ». Non, je lui répondrai que ma qualité de subalterne ne me permet pas de m'exprimer avec toute la latitude attendue mais que néanmoins je ne suis pas tout à fait sûr, si je puis m'exprimer de la sorte, que sa position sur le sujet soit en parfaite adéquation avec ce que je crois être la mienne. Après avoir avalé une grande goulée d'air et pris l'exacte mesure de ce qui pourrait être les conséquences de mon ânerie, je lui souhaiterai, sûr ce, une excellente journée. Je crois qu'il est de notre devoir, de temps à autre, de montrer notre détermination à nos supérieures. Cela fait aussi partie du PDB. Et puis cela me rappelle une phrase de la comtesse d'Houdetot, « Quand on a le malheur d'avoir plus d'esprit que son supérieur, il faut paraître en avoir moins ».
    Je fermais mon carnet à spirale. J'étais exténué et il valait mieux que je finisse sur un trait d'esprit qui n'était pas le mien que sur une hypothétique conversation avec ma supérieure hiérarchique.
    Le bonheur était finalement quelque chose de bien fatiguant. Quel pari stupide que j'avais fait à une soirée entre amis que celui de m'évertuer à faire le bonheur autour de moi pendant une semaine. Je n'ai pas encore commencé mon plan d'attaque qu'il me semble déjà exténuant : penser à tout ce qu'il convient de faire pour éviter d'être désagréable, agressif, grossier et antipathique me donne presque envie de continuer à me comporter comme le parfait citoyen cynique, égoïste, bête et détestable.
    Je comprends pourquoi la bêtise avec la monstruosité, comme l'a écrit Thierry Jonquet, est la chose du monde la plus répandue et pourquoi il y a si peu de braves gens en ce monde.

  • Quand il se réveillait dans les bois

    laroute.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    « Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté ». Cormac McCarthy, La route.

    Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté. C’était un geste presque enfantin, comme celui d’un petit qui touche son doudou pour se rassurer des ténèbres inquiétantes qui l’entourent. Mais aujourd’hui, ce geste avait une signification toute particulière. Sept jours. Sept jours, à la minute près – il avait vérifié avec sa montre – qu’il avait quitté sa folle de femme et qu’ils s’étaient enfuis, lui et son fils, pour aller vivre au grand air.
    Il ramena son bras dans son sac de couchage. En cette saison, la froidure était déjà âpre. Mais plus encore, la nuit, l’humidité pareille à de petites fourmis envahissantes, s’infiltrait partout, sous les couvertures, les vêtements et les sous-vêtements et semblait même glacer jusqu’aux os. Il eut un frisson.
    Il pensa au confort de son ancienne maison et s’imagina son épouse sous la couette. Elle devait bien profiter de tout ce qu’il lui avait laissé. Il aurait du arranger les choses, de telle manière qu’elle ne puisse plus en profiter, cette salope. C’était son seul regret. Avoir laissé sa femme dans de telles dispositions.
    Celui qui est bien au chaud sous sa couette, en cette fin d’octobre, n’imagine pas un instant ce qu’un père et un fils, en pleine forêt, peuvent endurer la nuit dans leur sac de couchage. A cette idée, il se leva brutalement, s’extirpant difficilement du sac de couchage et frappa de toutes ses forces dans une grosse branche qui traînait à terre. Il hurla. Dans l’obscurité ce qu’il avait prit pour une branche n’était que les racines d’une vieille souche rabougrie. La douleur était atroce et lancinante. Il s’était sans doute cassé un orteil et sa rage explosa, déversant un torrent d’insanités et de grossièretés : « Salope… salope… salope… salope… je vais venir… gamberges pas trop car j’ai plein d’idées pour te faire passer le temps dans ta baraque de merde…
    Puis sans aucune raison, il se mit à courir. La douleur était horrible mais sa rage se distillait dans ses muscles à mesure qu’il bondissait entre les racines des arbres comme un animal affolé en évitant les fûts gris à peine éclairés par le clair de lune. Le ciel ennuagé étirait des filaments brumeux et laiteux devant l’astre de la nuit, et l’homme, ombre inquiétante qui courrait sans but dans ce labyrinthe végétal, continuait de brailler comme un démon. Il insultait sa femme, il insultait les arbres, la terre, les feuilles, les oiseaux et les bêtes qui fuyaient sur son passage. Tout lui était prétexte pour qu’il abreuve d’invectives la terre entière et sa mère si elle avait été encore en vie. Sa bouche était devenue le creuset du diable où les mots se mélangeaient en une infâme bouillie et en ressortaient aiguisés comme des couperets, tranchants comme des couteaux, affutés pour blesser et salir tout ce qui l’entourait.
    Ses jambes l’emmenèrent loin et quand les premiers rais de soleil réchauffèrent le tapis de feuilles rouges et brunes au pied des arbres, il courait toujours la bouche entre-ouverte, déversant des torrents d’immondices. Il hurlait aussi qu’il les voyait mais qu’ils ne pouvaient rentrer dans sa tête. Que personne n’avait pu creuser son occiput et qu’ainsi, ils ne pourraient pas l’atteindre pour le rendre fou. Et qu’ils devraient attendre qu’il meurt, pour qu’ils lui bouffent ses yeux et passent par le passage des orbites.
    Le soir, l’enfant fut retrouvé. Amaigri, épuisé par le froid, il put rejoindre sa mère.
    Quant au père, son cadavre fut aperçu par un pêcheur une semaine plus tard dans le petit ruisseau qui bordait le bois.

  • Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
    « Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil ». Thierry Jonquet, La Bête et la Belle.la belle et la bête.jpg

    Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil. Le trou béant, noir, affreux et boueux, avala la petite boite en pin comme la bouche géante d’une affreuse bête. Au loin, au-delà du muret en pierre de l’enceinte du cimetière, les tours hideuses, grises et sales, fleuries de myriades de paraboles, parsemées de linge de toutes les couleurs qui s’étalait à la vue de tous, se dressaient insolemment au pied de nuages blancs. Quand le cercueil cessa d’être visible de la petite assemblée, serrée, agglutinée sous le crachin qui collait à la peau pareil à une huile poisseuse, un gémissement monta dans l’air. Une dernière plainte de la maman qui jusqu’alors trop digne, craqua comme une porcelaine trop fragile, effritée par la douleur et la tristesse. Le croque-mort jeta un regard sur la barre d’HLM qui barrait l’horizon. Il pensa à tous ces gens qui regardaient la télévision pendant qu’on enterrait un des leurs. Il pensa que c’était bien injuste. Qu’un enfant ne méritait pas de mourir et qu’à bien des égards, ceux qui avaient vu l’accident et qui refusaient de témoigner au nom de la sacro-sainte loi de la cité, étaient inexcusables. Dans le quartier, beaucoup savaient mais personne n’osait se mouiller. Personne n’avait le courage et les tripes de devenir une balance.
    Voilà, où on était arrivé après des décennies de permissivité.
    Franck avait toujours vécu dans le quartier. Comme tous, il avait rêvé d’en sortir. Comme tous, il avait envié les potes qui passaient dans ces berlines allemandes au moteur à la cylindrée conséquente. Mais il n’avait jamais franchi la ligne. Il jeta un dernier regard aux balcons miteux et attendit une approbation de la famille pour enlever avec une infinie délicatesse les deux grosses cordes.
    Il n’aimait pas ce moment. Celui où les familles devaient dire adieu à leur défunt : quelques fleurs jetées sur le cercueil, quelques mots, un signe de croix, un mouchoir que l’on sort, des larmes que l’on essuie avec pudeur, une étreinte, une main sur une épaule… Et puis la petite troupe, lentement, se disloquait avec timidité comme un peu honteuse de ne pas rester davantage. Les plus hardis, la tête bien droite, cherchaient des regards d’acquiescement, de petits gestes d’approbation pour oser avancer d’un pas plus assuré.
    Tout avait été dit. Tout avait été fait. Le défunt reposait à présent en paix, selon la formule consacrée. En tendant l’oreille, on pouvait encore entendre, venant de dessous d’un parapluie noir, flanqué de deux autres, le chagrin et la douleur d’une mère qui avait perdu ce qu’il y a de plus cher dans une vie : son enfant.

  • Ils sortent de partout, maintenant

    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    "Ils sortent de partout, maintenant". Jean-Pierre Andrevon, Un horizon de cendres.charon.JPG


    Ils sortent de partout, maintenant. De ma place, je les aperçois en écartant fébrilement du bout des doigts le rideau. Des myriades de fantômes sortant de nulle part et cheminant vers le nord.
    On leur a dit d’aller vers les régions les plus froides. On leur a dit que là-bas, le Fléau n’arriverait pas. La tête encapuchonnée, ils marchent en file indienne, les pas des plus lents se plaçant dans ceux de devant. Ils avancent telles des ombres faisant crisser la neige sous leurs pas lourds.
    J’avais l’espoir que la ville se viderait rapidement. Mais je me suis fourvoyé. Depuis déjà une semaine, le flot ininterrompu de ces âmes errantes inonde les rues, sature les avenues et gorge toutes les routes qui mènent là où la radio, la télévision et internet martèlent qu’il faut aller. Je laisse glisser, le plus lentement que je peux, le rideau. Au loin, des coups de feu retentissent à nouveau. On tue pour du pain, un peu d’eau ou de l’essence. Tout manque. Les magasins ont été pillés et depuis l’instauration de la loi martiale, les pires rumeurs circulent comme la peste parmi les rats des égouts : exécutions sommaires, viols, massacres, lynchages… pour quelques boites de conserve.
    Je n’ose plus mettre un pied dehors. Je préfère rester ici, chez moi et mourir dans mon appartement que j’occupe depuis déjà plus de trente ans. J’attends. Je n’ai plus que ça à faire. Le Fléau m’a tout pris. Mes enfants, ma femme et ma vie. Pourquoi se débattre pour grappiller quelques miettes à la vie ? Se débattre comme une proie traquée par l’indicible, l’invisible Fléau qui nous guette tous et qui finira par nous attraper.
    Je préfère l’attendre là, patiemment, chez moi et qu’il vienne me chercher en ce lieu qui m’est familier. C’est tout ce qui me reste ; le souvenir de mon existence passée, ces années de bonheur où nous vivions heureux, ma femme, moi et mes enfants. Chaque coin de meuble, chaque bibelot, chaque objet, chaque petite parcelle de mon appartement, s’animent quand j’y pose mon regard et mes souvenirs remontent à la surface comme des bulles d’air qui éclatent. J’essuie d’un revers de la main toute cette mémoire maintenant superflue et j’attends de plus belle que la mort vienne me chercher.
    Elle arrive. Je la sens. Un souffle glacial semble venir de dehors. Je me crispe sur l’accoudoir et me décide à me lever. Je n’ai plus de force. Tout en moi est vide comme un ballon de baudruche flétri qu’on aurait abandonné dans un coin d’une pièce, près d’une fenêtre où le soleil l’aurait réchauffé un peu plus chaque jour. Je me traîne. J’ai l’impression que chaque geste me coûte une énergie considérable, que des poids, de gros poids, pendent à mes bras, à mes jambes et m’écrasent les épaules. Il me faut une éternité pour atteindre la fenêtre et là, comme un geste à la fois désespéré, inconscient et suicidaire, j’écarte les rideaux en grand, cherchant ce qui m’a effrayé. Mais il n’y a rien. Seulement ces ombres errantes qui fuient en passant dans l’ombre des bâtiments. Je relâche le voile des rideaux et mes yeux s’attardent sur mes mains vieilles et tremblantes.
    Le Fléau a passé son chemin. Ce n’est pas pour aujourd’hui. Sans doute pour demain.
    Alors je me rassois dans mon fauteuil, las, bien las.

  • La vie devant soi

    la vie devant soi.jpg Il ne faut jamais désespérer. Si insignifiants ou désastreux que soient les résultats, il faut continuer sur le chemin de l’exigence, encore et encore.
    Il y a plus de vingt ans notre professeur de français nous avait emmenés voir un film en noir et blanc, La vie devant soi. Je me rappelle la salle de cinéma, les fauteuils, les copains, et nos pieds qui ne tenaient pas en place. L’ennui. Ou était-ce plutôt ce trait commun aux adolescents que nous étions alors et des groupes en général de suivre les leaders souvent grincheux et contestataires, indisciplinés et abêtis ? Avais-je réellement trouvé ce film ennuyeux ou m’étais-je rallié au groupe qui le trouvait assommant ?
    Nous, élèves de 3ème1 d’un quartier populaire d’Amiens, avions ce jour-là été particulièrement pénibles. Pieds sur les fauteuils, brouhaha, cris intempestifs, rires gras, bruits en tout genre, nous avions exaspéré notre professeur exigeante, qui à coups de pavés Stendhaliens, d’Exercices de Queneau, de mitraille de J.P. Manchette, tenter de nous forger vaillamment une culture littéraire.
    Certains romans se font désirer. Comme des voyages trop onéreux ou périlleux qu’on repousse du bout des doigts de peur qu’ils nous brûlent mais qui nous attirent imperceptiblement toujours un peu plus le temps passant. La vie devant soi de Roman Gary, prix Goncourt 1975, est un de ces ouvrages. Je l’ai cherché longtemps sur les étagères de la bibliothèque municipale, croyant le trouver près des racines du ciel ou des enchanteurs mais mon ticket n’était peut être plus valable et ce livre se dérobait toujours.
    Aujourd’hui je l’ai déniché, l’ai ouvert presque religieusement et l’ai commencé. Vous dire que ce roman est merveilleux et superbe ne suffit pas. C’est un chef d’œuvre.
    Voilà. Il ne faut jamais désespérer d’élèves, d’enfants qui ne lisent pas, chahutent ou se désintéressent de tout. Le déclic peut toujours se produire, même vingt ans plus tard.