Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
« Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu'on ne montre pas d'étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu'il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l'une de ces cravates en Skaï comme il s'en faisait il y a vingt ans et qu'on trouve encore dans les solderies ». Laurent Mauvignier, Des hommes.
Il était plus d'une heure moins le quart de l'après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu'on ne montre pas d'étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu'il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l'une de ces cravates en Skaï comme il s'en faisait il y a vingt ans et qu'on trouve encore dans les solderies.
Seulement il était devenu transparent. A tel point qu'il aurait pu s'affubler d'un kilt écossais ou d'une soutane qu'il n'aurait pas fait lever le moindre sourcil chez ses collègues. Ses efforts étaient vains. Il baissa la tête et se déplaça lentement vers un coin de la pièce. Deux tréteaux, une table en contreplaqué sur laquelle on avait mis une nappe en papier jetable d'un blanc sale. Il prit un canapé et commença à le mastiquer. Cela lui parut insipide. Etait-ce le toast ou la vie qui n'avait plus de goût ? Il était bien incapable de le dire. Il reprit un autre canapé, au saumon cette fois-ci. Il le mastiqua, sans conviction.
Un peu plus loin, une collègue l'observait. Elle regardait ses épaules qui ployaient sous sa tristesse et sa solitude, son air de chien battu, ses cheveux clairsemés sur le haut de son crâne, ses vêtements qui l'avait choisis avec soin mais qui la faisait sourire gentiment, du coin des lèvres. Comme avec tendresse. Elle aurait du détourner ses regards. Ne plus attacher d'importance à quelqu'un qu'elle aurait qualifié, il y a quelques années, de looser mais quelque chose en elle l'en empêchait. Quelque chose de plus fort que tout. Elle ne savait pas quoi. Ce n'était pas de la pitié, pas même de la compassion. Dans son esprit, une idée affleura, comme la douce caresse du vent : et si elle était en train de tomber amoureuse... Non, elle en sourit. Ce n'était pas ça. Cela ne pouvait pas être ça.
Pour se donner un peu de contenance, il se retourna après avoir pris une flûte de mousseux, et regarda à droite et à gauche. Ces minutes allaient lui paraître interminables. Il passa sa main dans ses cheveux. Personne. Personne à qui parler. Il but une gorgée. De nouveau, il scruta tout autour de lui à la recherche d'un hypothétique collègue qui daignerait lui accorder un peu d'attention. Personne... Il y avait bien une jeune collègue qui semblait regarder vers lui. Non, ce n'était pas possible. Il regarda autour de lui afin de repérer à qui pouvaient s'adresser ces regards appuyés. A sa gauche, deux femmes, une châtain clair et une blonde décolorée, qu'il ne connaissait pas, discutaient bruyamment et parlaient boutique. A sa droite, que des dos tournés : les collègues s'étaient agglutinés devant la table comme des mouches à merde sur un cadavre.
Elle l'avait croisé quelque fois à la cafétéria. Il mangeait seul, à l'écart. Il choisissait une table, souvent la même car elle était souvent libre tout au bout de la salle près d'une des cloisons au crépi jaunâtre. A côté de cette table, une copie de Monet dans son cadre trop clinquant assurait une petite touche culturelle à la cantine d'entreprise. Elle l'avait remarqué car elle déjeunait avec deux collègues de son service à une table souvent proche de la sienne. Elle l'aurait bien invité à se joindre à eux, mais elle craignit les moqueries. Alors elle se contentait de le regarder de temps à autre. C'était devenu presqu'une routine comme on regarde la télévision d'un œil distrait ou comme on regarde par la fenêtre le vent agitant les branches d'un arbre et entrainant les feuilles dans des mouvements de volutes imprévisibles vers le sol.
Il sentait ses joues s'empourpraient. Il pivota sur ses jambes et se saisit d'un toast. Il fallait qu'il pense à autre chose, n'importe quoi, pour que sa rougeur s'en aille. Il pensa à la météo, à ses chaussures qu'il ne cirait pas suffisamment et qui commençaient à se craqueler, aux courses à l'hypermarché qu'il allait devoir faire ce soir : son frigo était quasi vide. Il mastiqua scrupuleusement et n'osait plus se retourner. Il sentait aussi la sueur perlait sur sa nuque, comme une rosée qui se dépose sur des herbes fraîches. Il n'y pouvait rien et cherchait une issue. Il but une gorgée de mousseux et reprit un autre toast.
Quand elle arriva à sa hauteur, il mastiquait toujours avec application. Elle lui demanda s'il pouvait lui apporter une flûte. Il répondit par un « mmmm !» d'approbation, tangua vers le milieu de la longue table, se saisit d'une des flûtes et lui tendit, la main tremblante, et la bouche entre-ouverte. Elle le regardait. Il ne disait rien. Il était comme happé par une tornade, secoué par l'émotion, amorphe.
Elle le regardait encore, un sourire léger aux commissures des lèvres. Puis elle posa le verre, enroula une des ses mèches brunes autour de son oreille et lui dit avec douceur : « Je m'appelle Isabelle ». Lui, toujours sous le choc, restait bouche bée.
« Et je crois que vous vous appelez Léon » ajouta-t-elle.
En guise de réponse, il dodelina de la tête.
« Vous n'êtes pas trop loquace » dit-elle en riant. « Mais je m'en doutais... je m'en doutais » reprit-elle.
« J'aimerais vous demander quelque chose, Léon mais je ne sais si je peux » dit-elle, avec toujours ce merveilleux sourire qui enluminait son regard d'un bleu d'azur sur lequel Léon ne pouvait détacher ses yeux. Tout se bousculait dans sa tête. Il doutait presque de la réalité des choses. Un instant, il crut à une plaisanterie et avec grande peine, il quitta les deux saphirs bleutés pour promener son regard tout autour de lui à la recherche d'une caméra, d'un téléphone portable... En vain. Isabelle, sentit son désappointement et lui demanda à nouveau avec une infinie délicatesse : « Léon, je peux vous demander ? »
Il balbutia un vague oui et elle lui demanda.
Ce fut le début d'une belle histoire.
Et maintenant, après plus de trois ans, quand il lui arrive d'y repenser et c'est souvent, sa gorge se noue et c'est avec beaucoup d'émotion que la phrase résonne dans sa tête aussi clairement que quand Isabelle lui chuchota à l'oreille ces quelques mots qui changèrent leurs existences :
« Auriez-vous dans votre cœur un peu de place pour moi ? ».