Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
« Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil ». Thierry Jonquet, La Bête et la Belle.
Les cordes crissaient sur le bois du petit cercueil. Le trou béant, noir, affreux et boueux, avala la petite boite en pin comme la bouche géante d’une affreuse bête. Au loin, au-delà du muret en pierre de l’enceinte du cimetière, les tours hideuses, grises et sales, fleuries de myriades de paraboles, parsemées de linge de toutes les couleurs qui s’étalait à la vue de tous, se dressaient insolemment au pied de nuages blancs. Quand le cercueil cessa d’être visible de la petite assemblée, serrée, agglutinée sous le crachin qui collait à la peau pareil à une huile poisseuse, un gémissement monta dans l’air. Une dernière plainte de la maman qui jusqu’alors trop digne, craqua comme une porcelaine trop fragile, effritée par la douleur et la tristesse. Le croque-mort jeta un regard sur la barre d’HLM qui barrait l’horizon. Il pensa à tous ces gens qui regardaient la télévision pendant qu’on enterrait un des leurs. Il pensa que c’était bien injuste. Qu’un enfant ne méritait pas de mourir et qu’à bien des égards, ceux qui avaient vu l’accident et qui refusaient de témoigner au nom de la sacro-sainte loi de la cité, étaient inexcusables. Dans le quartier, beaucoup savaient mais personne n’osait se mouiller. Personne n’avait le courage et les tripes de devenir une balance.
Voilà, où on était arrivé après des décennies de permissivité.
Franck avait toujours vécu dans le quartier. Comme tous, il avait rêvé d’en sortir. Comme tous, il avait envié les potes qui passaient dans ces berlines allemandes au moteur à la cylindrée conséquente. Mais il n’avait jamais franchi la ligne. Il jeta un dernier regard aux balcons miteux et attendit une approbation de la famille pour enlever avec une infinie délicatesse les deux grosses cordes.
Il n’aimait pas ce moment. Celui où les familles devaient dire adieu à leur défunt : quelques fleurs jetées sur le cercueil, quelques mots, un signe de croix, un mouchoir que l’on sort, des larmes que l’on essuie avec pudeur, une étreinte, une main sur une épaule… Et puis la petite troupe, lentement, se disloquait avec timidité comme un peu honteuse de ne pas rester davantage. Les plus hardis, la tête bien droite, cherchaient des regards d’acquiescement, de petits gestes d’approbation pour oser avancer d’un pas plus assuré.
Tout avait été dit. Tout avait été fait. Le défunt reposait à présent en paix, selon la formule consacrée. En tendant l’oreille, on pouvait encore entendre, venant de dessous d’un parapluie noir, flanqué de deux autres, le chagrin et la douleur d’une mère qui avait perdu ce qu’il y a de plus cher dans une vie : son enfant.
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Ils sortent de partout, maintenant
Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
"Ils sortent de partout, maintenant". Jean-Pierre Andrevon, Un horizon de cendres.
Ils sortent de partout, maintenant. De ma place, je les aperçois en écartant fébrilement du bout des doigts le rideau. Des myriades de fantômes sortant de nulle part et cheminant vers le nord.
On leur a dit d’aller vers les régions les plus froides. On leur a dit que là-bas, le Fléau n’arriverait pas. La tête encapuchonnée, ils marchent en file indienne, les pas des plus lents se plaçant dans ceux de devant. Ils avancent telles des ombres faisant crisser la neige sous leurs pas lourds.
J’avais l’espoir que la ville se viderait rapidement. Mais je me suis fourvoyé. Depuis déjà une semaine, le flot ininterrompu de ces âmes errantes inonde les rues, sature les avenues et gorge toutes les routes qui mènent là où la radio, la télévision et internet martèlent qu’il faut aller. Je laisse glisser, le plus lentement que je peux, le rideau. Au loin, des coups de feu retentissent à nouveau. On tue pour du pain, un peu d’eau ou de l’essence. Tout manque. Les magasins ont été pillés et depuis l’instauration de la loi martiale, les pires rumeurs circulent comme la peste parmi les rats des égouts : exécutions sommaires, viols, massacres, lynchages… pour quelques boites de conserve.
Je n’ose plus mettre un pied dehors. Je préfère rester ici, chez moi et mourir dans mon appartement que j’occupe depuis déjà plus de trente ans. J’attends. Je n’ai plus que ça à faire. Le Fléau m’a tout pris. Mes enfants, ma femme et ma vie. Pourquoi se débattre pour grappiller quelques miettes à la vie ? Se débattre comme une proie traquée par l’indicible, l’invisible Fléau qui nous guette tous et qui finira par nous attraper.
Je préfère l’attendre là, patiemment, chez moi et qu’il vienne me chercher en ce lieu qui m’est familier. C’est tout ce qui me reste ; le souvenir de mon existence passée, ces années de bonheur où nous vivions heureux, ma femme, moi et mes enfants. Chaque coin de meuble, chaque bibelot, chaque objet, chaque petite parcelle de mon appartement, s’animent quand j’y pose mon regard et mes souvenirs remontent à la surface comme des bulles d’air qui éclatent. J’essuie d’un revers de la main toute cette mémoire maintenant superflue et j’attends de plus belle que la mort vienne me chercher.
Elle arrive. Je la sens. Un souffle glacial semble venir de dehors. Je me crispe sur l’accoudoir et me décide à me lever. Je n’ai plus de force. Tout en moi est vide comme un ballon de baudruche flétri qu’on aurait abandonné dans un coin d’une pièce, près d’une fenêtre où le soleil l’aurait réchauffé un peu plus chaque jour. Je me traîne. J’ai l’impression que chaque geste me coûte une énergie considérable, que des poids, de gros poids, pendent à mes bras, à mes jambes et m’écrasent les épaules. Il me faut une éternité pour atteindre la fenêtre et là, comme un geste à la fois désespéré, inconscient et suicidaire, j’écarte les rideaux en grand, cherchant ce qui m’a effrayé. Mais il n’y a rien. Seulement ces ombres errantes qui fuient en passant dans l’ombre des bâtiments. Je relâche le voile des rideaux et mes yeux s’attardent sur mes mains vieilles et tremblantes.
Le Fléau a passé son chemin. Ce n’est pas pour aujourd’hui. Sans doute pour demain.
Alors je me rassois dans mon fauteuil, las, bien las.