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  • Un été autour du cou

    4293fbc043d9e6b02ba7f210f0d5df8d.jpgLes six premières phrases du roman de Guy Goffette : Un été autour du cou

    "1
    La Monette avait tout, savait tout; moi, rien. Elle m'a pris sous son aile, m'a roulé dans ses draps puis dans la farine. Puis foulé aux pieds, puis jeté dehors. J'avais douze ans à peine; elle, trente de plus.

    2
    Si seulement ç'avait été des bonbons roses ou verts ou bleus, n'importe, des bonbons acidulés qui fondent lentement sous la langue avec un goût de jardin sauvage, d'iode, de revenez-y; si seulement elle me les avait offerts, caramels, dragées, pralines, que sais-je, comme une grande sœur, une marraine de communion, en me regardant droit dans les yeux, rieuse, complice un peu, et pas la bouche gourmande, les lèvres entrouvertes, gonflées, humides, brillantes comme sur l'affiche du cinéma Lux qui me faisait m'attarder longuement au retour de l'école ; si elle m'avait enveloppé en douceur dans sa voix de renarde, traînante comme la steppe, le temps que s'arrondissent au fond de ma gorge l'accent et le souffle, jusqu'à ce qu'ils me deviennent naturels et familiers comme un galet longtemps poli par la mer, le même que celui que je serrais dans ma poche en la regardant, chaud et moite et presque fondant tout à coup, au lieu d'en remettre comme elle avait fait sur la langueur et le rauque d'une sirène de lupanar; si elle m'avait aimé avec sa voix seulement, du bout des lèvres, susurrante et mouillée, câline comme un creux d'herbes moussues, de quoi rêver à l'amour et m'ouvrir lentement au mystère de la femme, au lieu de me jeter sa chair nue à la figure et de m'obliger à y boire, la tête maintenue dans le feu du torrent, moi qui ne connaissais que l'eau du robinet, j'aurais pu continuer de grandir à mon rythme de petit campagnard rêveur et délicat, marcher en sifflotant dans la rue comme le gamin que j'étais encore, sans honte aucune de mes bras maigres et de mes culottes courtes; j'aurais pu continuer de dire papa à mon père, et maman, et bonjour madame sans rougir, et donner des ordres à mes soldats de plomb sans que ma voix se mette soudain à douter d'elle-même, à trembler; et parler encore chaque soir après l'école à mon lapin comme à un petit frère dodu, caressant, et le nourrir avec la carotte dérobée au potager voisin ou avec l'herbe folle des talus; j'aurais pu oublier de me laver les dents de temps à autre ou de changer de chemise, de chaussettes; et jouer encore à qui pissera le plus haut contre le mur de l'église, fumer derrière la haie avec le fils du médecin les cigarettes blondes qu'il barbotait à son père et qui nous faisaient déchirer le ciel en toussant comme des malades; ou, dans le hangar abandonné, derrière les barils vides qui empestaient l'essence et la benzine, toucher la fente lisse et légèrement rougie sur les bords de la petite Pauline, la fille du voisin, une grassouillette aux yeux de poisson, et consentir finalement à lui montrer comme promis mon machin à moi qu'elle aimait serrer dans sa main jusqu'à ce que la chaleur me monte au ventre et que ça durcisse; j'aurais pu manger encore avec les doigts, graisseux, ongles en deuil, et cracher par terre comme Julos le marin depuis qu'il était revenu de l'Arctique, sourd et manchot, et passait son temps à taper la carte et à raconter aux gosses attroupés ses combats solitaires avec des cachalots gigantesques qui le poursuivaient; j'aurais pu me curer le nez derrière Zig et Puce en attendant que mon père me propose le tisonnier, tellement plus commode et efficace, n'est-ce pas? et finir tout de même par m'essuyer les doigts au bord des nappes et sur le dessous des chaises; j'aurais pu supporter de dormir encore dans la sueur et la morve de mon frère cadet quand il y avait en bas une soirée avec cartes, tricots, liqueurs, alcools et cent histoires salées qui faisaient s'esclaffer les hommes; supporter d'être exclu de la société des grands, et ronger mon frein, allongé contre le petit renifleur endormi, de ne pas pouvoir rire avec eux, même sans rien comprendre, simplement rire, contagieusement rire, solidaire enfin et définitivement homme; j'aurais pu voir encore et encore la mer au fond du jardin et toute la nuit l'entendre rouler à grand fracas ses eaux consolatrices derrière la rangée de peupliers où le vent larguait toutes les voiles, et puis partir, partir enfin, partir déjà, embarquer
    avec Colomb, Vasco de Gama, le bras coupé de Julos, pour cette terre sans horizon où flottent les banquises et les bisons du Grand Manitou.
    J'aurais pu, surtout, le cœur léger, marcher longtemps, longtemps avec une rose à la main vers une jeune fille aux jambes nues, tout partager avec elle et n'avoir plus de secret. "

    Guy Goffette : Un été autour du cou




     

     

  • Belle métaphore

    medium_29_07_4_web.2.jpg"La 2 CV est une boîte cranienne de type primate : orifices oculaires du parebrise, nasal du radiateur, visière orbitaire des pare-solei, mâchoire prognathe du moteur, légère convexité pariétale du toit, rien n'y manque, pas même la protubérance cérébelleuse du coffre arrière."

    Jean Rouaud

  • J'avais fait remplir un flacon d'acide chlorhydrique...

    medium_141329H.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour : "J’avais fait remplir un flacon d’acide chlorhydrique, et je le gardais sur moi en permanence, avec l’idée de le jeter un jour à la gueule de quelqu’un."

        J’avais fait remplir un flacon d’acide chlorhydrique, et je le gardais sur moi en permanence, avec l’idée de le jeter un jour à la gueule de quelqu’un. Une idée comme ça qui m’était venue un soir de beuverie. Mais à force de trimballer la petite bouteille, j’avais fini par prendre goût à me balader avec cet accessoire. Ca me rendait guilleret de savoir qu’il était prêt de mon cœur, dans la poche de mon veston. Corrosif, brûlant comme la passion peut l’être.   

        Alors il était sur moi à tout moment et à tout moment, je pouvais pourrir la vie de quelqu’un, lui jeter le contenu de mon flacon dans la gueule. Comme ça, pour rien. Simplement parce j’en avais envie. Ou parce que sa gueule ne me revenait pas. Ou pour mille autres raisons toutes plus insignifiantes les unes que les autres.   

        Evidemment personne n’était au courant. Ce n’est pas le genre de chose qu’on avoue facilement. Etait-ce une perversion, un jeu malsain, une folie passagère ? Je ne le saurais jamais. Cela avait cessé comme cela avait commencé : brutalement.    

        A l’époque, je sortais avec une copine que j’avais rencontrée sur le campus scientifique de Lille 1 : Aude, une charmante fille, à vrai dire. Elle avait de longs cheveux blonds qui lui descendaient jusqu’aux creux des reins et de grands yeux bleus, plus clairs qu’un ciel d’azur. Une vraie beauté. Son seul défaut, c’était de se jeter dans tous les bras chaleureux qui croisaient son chemin. A la longue, ça m’avait lassé.    

        Un soir, Aude avait trouvé la fameuse bouteille : une bouteille de parfum dont j’avais remplacé le contenu. Intriguée, elle l’avait humé. Je n’avais pas eu le temps de l’en empêcher. Elle ne m’en avait même pas voulue, et ne m’avait posé aucune question. Elle s’était contentée de me regarder avec une petite moue interrogatrice à peine réprobatrice qui semblait vouloir dire : « Mais qu’est-ce qui te passes par la tête Marc… Je ne préfères pas savoir ».    

        Alors j’avais continué mes promenades avec la petite bouteille d’Armani. Elle et moi, nous nous rassurions. Un peu comme un vieux couple. Je ne sais pas s’il fallait y voir quelque chose de symbolique, quelque chose de psychanalytique mais la présence de ce liquide incolore et corrosif avait changé la perception que j’avais des gens que je croisais. Ce n’était plus une foule anonyme, sans visage, qui déambulait devant mes yeux, c’était des individualités qui frôlaient trop souvent, sans le savoir, le défigurement. Ils m’inspiraient de la pitié. Ou plutôt, une sorte d’empathie. J'aimais à penser qu’il y avait peut être dans cette foule qui descendait l’escalator du Furet Du Nord, une personne qui me ressemblait. Une personne qui transportait de l’acide chlorhydrique, de la soude caustique ou de l’ammoniac. Et qui aurait pu me lancer au visage ce liquide corrosif. Je pense même qu’au fond de moi, je l’espérais. Je ne voulais pas me l’avouer mais il y avait des signes qui ne trompaient pas.
        Tout ça était symbolique, celui que je cherchais désespéramment pour lui foutre à la gueule l’acide et que je ne trouvais pas, c’était moi. C’était pour moi cet acide. Il me le fallait en pleine face, car la fuite en avant ne me menait nulle part. C’était un élan vital. Désespéré. Un ultime essai.
        Tout ce qu’avait trouvé mon pauvre subconscient, c’était cette mascarade morbide, ce pauvre stratagème qui a finalement abouti mais pas comme je l’avais prévu. Comme quoi la vie emprunte souvent des détours pour parvenir à ce qu’elle veut.
        Un matin où je me rendais à la fac en métro, je fus effleuré par une automobile. Oh ! Rien de grave. Seulement, en chutant, la bouteille d’acide se brisa et le temps que je retrouve mes esprits, je fus brûlé au troisième degré et conduit aux urgences du CHU.
        Il y eut alors dans l’ordre : des bras au ciel. Une tentative personnelle et vaine d’explications. Des mines déconfites. L’incompréhension des parents et du milieu médical. Le temps des sermons. Le défilé des amis. Celui des grands-parents…
        De l’humiliation distillée au compte goutte. Un vrai plaisir. Ca me blinda pour un moment. Mais dans cette pièce de boulevard, il y eut sur la fin, une jeune femme. Une lumière dans cette angoissante et obscure vexation. C’était la fille de l’un des amis de travail de mon père : Clémentine. Petite et menue, elle avait de jolies tâches de rousseur qui semblaient s’être concertés pour lui embellir le teint et le visage de la plus belle des façons. Elle n’était pas extraordinairement belle, mais elle avait du charme et son sourire était craquant : je tombai fou amoureux d’elle en moins d’une semaine.
        Il y eut bien évidemment des stigmates mais je les oubliais vite car six mois plus tard, Clémentine me passait la bague au doigt. Cet acide, que j’avais voulu comme un fou lancé à la face d’un inconnu, avait finalement scellé notre union. Il avait été le catalyseur d’une rencontre improbable.

     

  • Il resta un long moment...

    medium_600-00172917.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    Jean-Pierre Amette, la maîtresse de Brecht : "Il resta un long moment à regarder défiler les forêts et leurs rousseurs."

    Il resta un long moment à regarder défiler les forêts et leurs rousseurs. Puis il quitta sa banquette et se rendit aux toilettes. Maintenant il savait. Ou plutôt, il s’était enfin décidé. Décidé à tirer un trait sur beaucoup de choses qu’il ne supportait plus dans sa vie. Il avait fait ce voyage, si on peut dire, pour ça. C’était comme une délivrance, un poids en moins sur son ventre qui l’avait si souvent oppressé.

    Il sortit son agenda et jeta un rapide coup d’œil sur ses rendez-vous du lundi. Il avait fait cela comme un geste machinal mais pouvoir se ré-intéresser à son boulot était déjà un grand pas pour lui. Il se sentait mieux, c’était une évidence. Il en sourit puis se ravisa et pensa qu’après tout, c’était dimanche, et qu’il valait mieux profiter de cette belle journée plutôt que de se plonger dans le boulot.

    Il se leva, fit quelques pas. La voix de l’hôtesse annonçait en allemand l’arrivée prochaine en gare. Pourquoi pas, se dit-il.

    Il revint à son siège et rangea ses affaires. L’agenda dans sa serviette, son bloc de dessin, il est architecte, aussi. Il plaça son crayon à papier dans sa sacoche et attendit sagement, la sacoche sur ses genoux, l’arrivée prochaine en gare.

    Dehors l’air était un peu frais mais le soleil réussissait à darder ses rayons à travers une mince trouée de nuages blancs. Il se sentait bien ici. Sa femme n’avait jamais pu comprendre ça. C’était sa terre natale. Là où il avait grandit. Là où dormaient ses souvenirs d’enfance. Berlin.         Vers l’horizon, il y avait cette ville fantastique, trop longtemps coupée en deux. La ville de son enfance. Il pouvait presque étendre la main et la sentir vibrer.

    Il s’assit sur un banc. La gare était derrière lui, dans cette petite ville de province qu’il ne connaissait pas. Mais peu importe, il se sentait chez lui.

    Il repensa à ses voyages en bus, adolescent, quand il se rendait au centre ville pour acheter quelques livres. C’était un plaisir infini que sa mère lui offrait. C’était sa liberté. Sa bouffée d’air pur dans cette ville bunker.

    Il resta là, à regarder, simplement regarder, ce qu’il avait laissé dans son pays natal pour cette femme qui, un jour du mois de mai, lui avait tourné la tête. Il ne regrettait rien. Non, si c’était à refaire, il le referait. La vie est trop courte pour qu’on se retourne sur elle, trop courte pour lui accorder la faveur de regrets amers.

    Il mit dans sa poche suffisamment de souvenirs, lesta son cœur d’une provision suffisante de bonheur et s’arracha de ce banc sur lequel il venait de s’asseoir pas moins de trois heures. Il marcha vers la gare, pris un billet pour le retour, il était temps, songea-t-il et remonta dans le train. Destination la France.

    Avec le tacatac monotone, il réfléchit à ce qu’il allait lui dire. Quelques mots pour clarifier les choses. Il allait lui dire gentiment. Il ne voulait pas la blesser, pas lui faire du mal. Après tout, elle aurait pu être la mère de son enfant.

    Alors il chercha des mots clairs mais pas méchants. Pondéré, il voulait être pondéré. Pas méchant. Mais il fallait qu’elle comprenne car ils ne pouvaient plus rester ainsi.

    Il ne voulait pas lui dire qu’il ne l’aimait plus. Il ne voulait pas non plus lui dire qu’il ne supportait plus sa présence, même si c’était un peu vrai.

    Il réfléchit longtemps et lui vint à l’esprit : le matin quand tu te lèves, je ne te vois plus. Tu m’es transparente. Comme un voile fin qui se serait mis entre nous et qui nous aurait définitivement séparés. Claire, nous devrions nous quitter, ne crois-tu pas ?

    Voilà, il allait lui dire quelque chose comme ça. Elle comprendra. Il en était sûr.

    Dehors les grandes forêts allemandes étendaient leur manteau noir et une page se fermait irréparablement. Mais la vie, elle, continuait.

  • Fin de la nouvelle

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    Dondong, Antoine Volodine (Seuil) :
    "La boîte de conserve roulait sur le carrelage sale du couloir".
     
    Toujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.

    La boîte de conserve roulait sur le carrelage sale du couloir. Et avec les joints, cela faisait penser à un train sur ses rails. Une espèce de bruit continu entrecoupé régulièrement. Elle continua docilement, prudemment, en hoquetant à chaque franchissement de ciment. Mais sa trajectoire, quoique rectiligne au départ ou plutôt quasi rectiligne, s’incurva très légèrement mais irrémédiablement vers le mur et vers ce qui se trouvait près du mur.
    De ma position, l’accident était inévitable. J’aurais pu courir, hurler ou trépigner ; rien n’y aurait changé. Alors je suis resté là, impassible, à le regarder, les yeux bas comme un enfant pris en faute, tressaillir sur ses petits pieds.
    Il a vibré ce foutu guéridon pareil à un bateau qu’on éventre : ça craque, ça se plaint, ça se débat mais au final, ça finit par plier, vaincu. Et ça m’a presque rendu nostalgique : j’ai pensé à tous ces trésors découverts par des archéologues. J’ai pensé aux chinoises et à leurs petits pieds martyrisés. A la dynastie Ming. A la fête des mères.
    J’ai pensé à une multitude de choses et tout ça se télescopait dans ma tête. Comme un puzzle qu’on aurait lancé par-dessus mon épaule et que j’aurais regardé impuissant s’étaler sur la moquette.
    Tous ces petits bouts de mon existence, ces miettes de peu, ces souvenirs lointains et morcelés, c’était ma vie en morceaux. Pareil à cette porcelaine qui était venue se frotter au carrelage sale du couloir.
    Maman m’en aurait voulue longtemps. Je la revois avec son vase de Chine, le tournant dans un sens puis dans l’autre pour trouver l’orientation judicieuse. Elle avait cette robe à fleurs, bleue, qui lui allait si bien. Ce devait être à la fête des mères. Enfin, je crois.
    Mais de toute manière, elle n’est plus là. Plus là, pour voir son vase pulvérisé, plus là pour poser son regard aimant et réprobateur à la fois sur moi, plus là pour ramasser les morceaux.
    Je crois bien qu’elle me manque.

     

  • Les âmes grises

    medium_05457441.jpg"Je ne sais pas trop par où commencer. C'est bien difficile. Il y a tout ce temps parti, que les mots ne reprendront jamais, et les visages aussi, les sourires, les plaies. Mais il faut tout de même que j'essaie de dire. De dire ce qui depuis vingt ans me travaille le coeur. Les remords et les grandes questions. Il faut que j'ouvre au couteau le mystère comme un ventre, et que j'y plonge à pleines mains, même si rien ne changera rien à rien.

    Si on me demandait par quel miracle je sais tous les faits que je vais raconter, je répondrais que je les sais, un point c'est tout. Je les sais parce qu'ils me sont familiers comme le soir qui tombe et le jour qui se lève. Parce que j'ai passé ma vie à vouloir les assembler et les recoudre, pour les faire parler, pour les entendre. C'était jadis un peu mon métier".  

    Philippe Claudel, les âmes grises