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  • Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées

    Robet Merle.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman (l’incipit), écrire une nouvelle.

    « Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées, qui à perte de vue, flanquaient les deux côtés de la rue. », Week-end à Zuydcoote, Robert Merle.

     

    Le soleil brillait toujours sur les deux files de voitures abandonnées, qui à perte de vue, flanquaient les deux côtés de la rue. Un homme marchait, comme furieux. Quiconque l’aurait vu aurait prit peur. Mais il n’y avait personne à part lui. Il avançait à grands pas, allongeant la foulée au maximum, tendu vers quelque chose qu’il ne pouvait encore apercevoir.

    Sous son crâne qui s’était dégarni avec l’âge, un bouillonnement. Il ressassait comme dans un mauvais rêve, sans pouvoir sans défaire, les dernières paroles de sa fille Eléonore qu’elle avait prononcé avant que la ligne téléphonique ne soit coupée. « Papa, elle arrive… » Et puis plus rien. Il resta hébété un long moment, le combiné à la main, ne sachant que faire, à côté de la télé allumée sur une des chaines d’info qui continuait à vomir toutes les misères et les tourments du monde entier.

    Les mêmes mots revenaient comme le bruit du ressac qu’il entendait tout près. Les vagues roulaient en un bruit infernal, se brisant sur la digue en soulevant des gerbes d’eau et d’écume, et lui laissaient entrevoir le déchainement qui avait du se produire quelques heures plus tôt quand il monta dans sa Cadillac Série 62, un modèle coupé de 1948. Ses vieilles mains calleuses tremblaient encore quand il mit le contact. Le vaillant moteur toussota quelque peu, hésita, bougonna d’être réveillé en pleine nuit de septembre mais capitula sous l’insistance du démarreur. Il pleuvait et les essuie-glaces de la Cadillac noire, lustrée comme au premier jour, peinaient à évacuer les trombes d’eau qui s’abattaient sur le coupé. L’autoroute en direction de la côte Est était déserte mais de l’autre côté de la rambarde, deux lignes ininterrompues et éblouissantes de phares s’étiraient jusqu’à l’horizon.

    La Cadillac se trainait à 35 milles par heure : les rafales étaient terribles. Des embardées sans arrêt et au volant, le vieil homme avait peine à cramponner le volant.

    Il roula toute la nuit pour arriver sur la côte Est, près de Charleston, là où habitait sa fille Eléonore.

    Sur place, ce fut la désolation. Pas âme qui vive. Tous avaient fui et les rares personnes qui étaient restés sur place en dépit des recommandations des autorités, se terraient chez eux.

    L’homme habitait à Maryville près de Knoxville en Floride dans une petite maison en bois bleu clair dont la toiture en bardeaux délavée, marron et gris sale, donnait à l’ensemble un aspect miteux. Un spacieux porche où sommeillait un banc en bois, des fenêtres à guillotine ovales dont la peinture blanche écaillée faisait triste mine, et on aurait presque pu se croire dans une de ses demeures style néo-colonial délabrées et abandonnées dans les quartiers pauvres de la périphérie. Le jardin comme le trottoir, où de mauvaises herbes avaient pris possession du territoire, était dans un état déplorable preuve que le pauvre homme n’entretenait plus les extérieurs.

    Le soleil, un peu plus bas sur l’horizon à présent, brillait toujours et faisait ciller l’homme. Le ciel était limpide et bleu. C’était presque surréaliste. Pas un nuage. Le vent avait tout balayé, poussant sur son passage les cumulonimbus et les voitures qu’il avait par endroits retourné comme des crêpes et que l’homme à présent découvrait.

    Il avait bien marché déjà une bonne heure. La Cadillac noire n’avait pas daigné aller jusqu’au bout. « Un caprice de jeune fille », murmura-t-il, pour lui-même, un léger sourire aux commissures des lèvres comme pour se rassurer que tout n’allait pas de travers.

    Plus il avançait et plus ce qu’il craignait se matérialisait devant lui : l’ouragan était passé là avec fureur.

    Il s’arrêta quelques instants et s’assit sur les marches d’une maison. Dans ses souvenirs, la maison ne devait plus être très loin mais il n’avait jamais fait le trajet à pied et en voiture, les repères ne sont plus les mêmes, pensa-t-il.

    Quelques minutes plus tard, il repartit. Des mouettes au loin, en direction de la grève, tournoyaient dans le ciel orangé, et par moments, elles semblaient faire du sur place tels des cerfs-volants attachés au sol.

    Plus loin, il dut s’arrêter : la rue était impraticable, elle était remplie entièrement de débris où on pouvait même distinguer un pick-up et deux quatre-quatre. Un géant qui aurait lancé du premier de chaque maison tout le mobilier aurait sans doute obtenu le résultat qu’avait à présent le vieil homme devant lui. C’était un amoncellement informe, hétéroclite et effrayant que le bon sens et la raison avaient peine à expliquer, un de ces mystères de la nature qui ramène l’Homme à sa juste place, une petite fourmi bien démunie face aux tremblements de terre, éruptions volcaniques, tornades ou cyclones.

    Il rebroussa chemin et prit une rue à angle droit. Le vent avait fait là beaucoup moins de dégâts. Il marcha quelques centaines de mètres, des morceaux d’ardoises se brisaient sous ses pas, croisa un chat noir qui s’enfuit sur son passage puis revint dans la rue principale.

    Il était déjà tard quand il arriva à destination. Le soleil orangé et bouffi s’écrasait déjà sur les terres, en face de l’océan.

    Il eut un temps d’arrêt. Son regard embrassait toute la rue à l’endroit même où il s’attendait à trouver ce qu’il venait y chercher.

    Mais il n’y avait rien et il en tressaillit.

    Au plus profond de lui-même, il savait. Mais cela ne lui revenait pas. C’était comme une vaguelette qui n’atteint jamais le rivage, qui vient lécher les abords de la grève sans y parvenir, un flux et un reflux sans fin ou Sisyphe condamné à faire rouler éternellement un rocher sur une colline dans le Tartare.

    Cela dura. Il était comme prostré, fouillant dans sa conscience méticuleusement.

    Une heure passa. Puis une autre. Et toujours ce regard dans le vague.

    Enfin il se leva, fit un tour complet sur lui-même, puis quelques pas.

    Pourquoi était-ce cet endroit alors qu’il n’y avait aucune maison à plus de cinq cent pieds à la ronde ?

    Il fourrageait dans sa mémoire, toujours plus agacé de n’y rien trouver. Et plus le souvenir semblait émerger, remonter à la surface, affleurer l’horizon de sa conscience, plus il devenait nerveux.

    Quand il comprit, il explosa en sanglots et s’effondra sur le trottoir de la rue. Une bulle venait d’éclater. Quelque chose en lui venait de se rompre, comme un barrage qui cède sous le poids de l’eau.

    Tout lui tournait. Il était ivre des ses souvenirs. Cela lui était revenu, comme çà, d’un coup, en bloc. Sa fille Eléonore. Sa mort tragique, il y a maintenant neuf ans au cours du cyclone Opal, le 04 octobre 1995. La douleur. Le manque, incommensurable.

    La nuit vint.

    Il était encore là, hagard, le regard toujours dans le vague à peine troublé par la lumière pâle et clignotante d’un des lampadaires de la rue. Le courant avait été rétabli.

    Il dormit sans doute et au petit matin, transi de froid, tremblant de la tête aux pieds, il reprit son chemin.

    Il cherchait sa Cadillac et il se demandait bien qu’est-ce qu’il était venu faire dans un coin pareil.

    De nouveau, il avait tout oublié. Et c’était peut-être mieux ainsi.ouragan.jpg