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  • L’autocar a tourné trois fois sur l’esplanade qui borde le port du canal

    ecd4e959d41537cc7195de0eb39d98b8.jpgToujours le même principe : à partir de la première phrase d'un roman, écrire une nouvelle.
     
    Philippe Claudel, Quelques-uns des cent regrets : "L’autocar a tourné trois fois sur l’esplanade qui borde le port du canal, sans raison apparente, comme si le chauffeur voulait faire sentir aux rares occupants l’âpreté des ornières et le défaut des amortisseurs".


    L’autocar a tourné trois fois sur l’esplanade qui borde le port du canal, sans raison apparente, comme si le chauffeur voulait faire sentir aux rares occupants l’âpreté des ornières et le défaut des amortisseurs. Le ciel était bas, pareil à une enclume floconneuse flottant sur l’eau. Mon voisin se leva mais je ne lui emboitai pas le pas. J’étais las et faire un geste me coûtait. Il y avait tous ces gens qui s’étaient levés d’un bond et qui me semblaient si lointains. Je n’arrivais pas à m’imaginer qu’ils pouvaient m’être semblables. J’esquissai un geste mais mes mains retombèrent. Je fis traîner mes yeux dehors où la brume avait nimbée la petite troupe qui s’était massée près de l’autocar d’une lueur nébuleuse, étrange, ineffable.
    Ils parlaient entre eux et moi, j’étais là, sur mon siège, à me dire que j’aurais pu très bien me lever comme eux, dès l’arrêt du car mais mes muscles s’y étaient refusés comme si chaque nouveau geste, chaque initiative — si le fait de se lever comme tout le monde peut être appelé ainsi — me coûtait un effort surhumain, au-delà de mes capacités du moment. Finalement après réflexion, ce n’était peut être pas le geste en lui-même qui me pesait le plus mais la décision que je ne me résolvais pas à prendre.
    Aucune volonté, voilà ce qui me caractérisait. Je n’avais plus aucune volonté. Il m’aurait fallu un poisson pilote pour me charrier jusqu’à la sortie de l’autocar.
    Enfin le ridicule fut plus fort et rester seul, comme un idiot sur mon siège pour je ne sais quelle raison, m’obligea à me lever et à m’entraîner en dehors de ce fichu car.
    J’étais sauvé mais pas pour longtemps car à chaque résolution le même manège inquiétant, ripoliné de tous mes échecs, estampillé de mes rêves brisés, enténébré par ma seule lâcheté et ma paresse, se mettrait en branle.
    J’étais comme seul au monde. Et les gens qui me dévisageaient, étaient aussi ceux qui ne semblaient pas vouloir me laisser s’approcher d’eux. Mes gestes gauches sans doute, mon abattement, que je trainais comme un fardeau aussi lourd qu’une berline gavée de houille, étaient sans doute des obstacles à ma bonne intégration au groupe.
    Nous marchâmes un peu, le guide devant qu’on avait peine à entendre derrière, là où je me trouvais. Après un chemin caillouteux et miné de mauvaises herbes, nous parvînmes à une place oblongue où semble-t-il une halte s’imposait. J’embrassais du regard l’ensemble des lieux et ne remarqua rien d’extraordinaire hormis quelques pierres usées et moussues qui avaient été disposées là, sans doute, à l’aide d’un ventilateur géant ou du moins ce monceau ne me frappa pas par son organisation méthodique. Mais le guide, à ma grande surprise, nous appris que tout ça avait était une église romane.
    Ces pierres dataient du IVème siècle avant J.C. Elles avaient traversées tous ces siècles à la manière de petits bateaux en papier ballotés sur le flot tumultueux du temps qui passe. Et dame nature avait posé son bienveillant manteau sur cet édifice, lui apportant pluie et neige, chaud et froid, bise et tempête, l’usant insensiblement avec une douceur presque maternelle. L’Homme, quant à lui, n’avait pas ces scrupules qu’ont les faibles et les sensibles, il l’avait profané, au rythme de ses guerres, de ses conquêtes, lui envoyant ses boulets, son feu ravageur, ses pillages et ses saccages. Et le résultat après deux millénaires de vicissitudes était ce tas informe que des touristes aigris, bronzés, en chaussure de marche, le numérique autour du cou ou dans la main comme un troisième œil scrutateur qui remplace les deux autres et qui enregistre en rafale des tas d’images qu’on ne regardera probablement pas.
    Je m’assis. Ils mitraillaient mais ils ne regardaient pas. Ils se cachaient derrière le petit écran de leur appareil photo où le monde leur apparaissait surement plus propre et plus ordonné à travers tous ces fichiers jpeg qui défilaient avec leur petit numéro dans la mémoire de la carte flash.
    Il me semblait que tout était là. Les rêves brisés d’une humanité désenchantée, la barbarie de l’Homme qui n’a pas faiblie depuis la nuit du temps. Plus je regardais cet amoncellement de pierres et plus je me disais que nous sommes bien fragiles. On se donne tous des airs de supériorité mais on est bien peu de chose. Le sens de la vie que nous cherchons tous, la mort, voilà des choses qui nous réunissent.
    Je remontai dans le bus et m’assis à côté d’une jeune femme. Ces pierres m’avaient fait du bien. Je regardais à travers la vitre et vit un reflet de mèches blondes qui me fit sourire. J’en fus presque surpris.